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restauration, au milieu de tant de célèbres personnages russes, allemands, français, que la tragique disparition du maître a rassemblés de tous les points du monde ; voyez-le au congrès de Vienne, à côté des plus spirituels diplomates de l’Europe ; voyez-le à Bade, dans l’hôtel du général Tellenborn, qui est aussi le rendez-vous d’une société d’élite ! Depuis Mme de Staël jusqu’au plus modeste écrivain de l’Allemagne, depuis le baron de Stein et l’intrépide comte Schlabrendorf jusqu’à ce barbare Rostopchin, qui alluma, disait-il, dans le cœur du peuple russe les torches incendiaires ou Moscou prit feu tout seul, il interroge avec une curiosité avide tous ceux qui ont joué un rôle dans la vie active, ou qui continuent les conquêtes de l’esprit dans le monde de la pensée. C’est l’époque où, nommé conseiller de légation, il représente le gouvernement prussien auprès du grand-duc de Bade, et reçoit une mission pour les États-Unis ; c’est l’époque enfin où il se lie avec Goethe. Jusque-là il n’avait fait qu’échanger des lettres avec lui. Le 19 mars 1817, date précieuse dans sa vie, il alla lui rendre visite à Weimar. Comme il tremblait au moment de franchir le seuil vénéré ! Et bientôt quelle surprise devant la simplicité cordiale du grand artiste ! Avant d’entrer, il ne songeait qu’au poète, il songeait à Werther, à Faust, à Méphistophélès, à Marguerite, à Hermann, à Dorothée, à Wilhelm Meister, à toutes ces créations charmantes et fortes comme la nature, compliquées et profondes comme la vie, et ce qu’il voyait tout à coup, ce n’était ni le poète ni l’artiste, c’était bien plus en vérité, c’était l’homme, l’homme tout entier dans sa dignité simple et sincère. Le récit de cette première entrevue avec Goethe ajoute plus d’un trait nouveau à cette grande physionomie, et ce vivant portrait, une des meilleures pages des Mémoires de M. Varnhagen, ne fait pas moins d’honneur au peintre qu’au modèle. Feuilletez maintenant les Annales de Goethe, et à la date de 1817 vous trouverez ces paroles : « La visite de mon ami de Berlin, Varnhagen d’Ense, a été pour moi, comme disent les âmes pieuses, pleine de bénédictions ; car quelle bénédiction meilleure que de voir un contemporain bienveillant, sympathique, occupé à perfectionner et lui-même et les autres, et qui de jour en jour avance noblement dans cette voie ? »

Préparé par des expériences si diverses, il est bien temps que M. Varnhagen se recueille et que son intelligence porte ses fruits. Il aime l’étude de l’homme, il a, comme dit Hegel, le sens des choses particulières, et ce sens précieux s’est aiguisé chez lui au milieu des scènes les plus vives du drame qui remplit notre âge ; pourquoi n’écrirait-il pas des biographies où se déploierait ce sentiment de la vérité ? Pourquoi ne serait-il pas le peintre de quelques figures choisies ? Il y aurait là, en Allemagne surtout, une place heureuse à prendre. Ce