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La Jeanne-Antoine referme le volet et reprend sa place ainsi que la Fifine. Les bouteilles sont déjà retournées bien des fois au baril. Le vin de Chauviré fait son effet, et les cœurs s’épanouissent à l’avenant, chacun dans la direction de la nature, c’est-à-dire les vieilles femmes autour de Josillon, et les jeunes nociers à l’adresse de la fille d’honneur et de la Fifine. Voilà que tout le monde a rempli son verre, Coulas Bousson se lève :

— Messieurs, mesdames, répète-t-il, nous allons boire à la santé des époux. À peine a-t-il fini de parler, qu’un énorme coup de pistolet part sous la table. Deux ou trois des vieilles femmes, déjà passablement émues par le vin de Chauviré, tombent à la renverse. Tout le monde, étourdi d’abord, se remet de sa frayeur et part d’un grand éclat de rire. Les bravos et vivats se suivent en feu de file. Plus le baril se vide et plus les langues s’animent. Dès que l’animation est arrivée au point où l’on ne peut plus s’apercevoir de leur sortie, Manuel et Josillon s’échappent pour aller charger la voiture de bagage. On met les bois de lit et les buffets d’abord dans le fond des échelles de la voiture, puis les literies et les menus détails du ménage, puis enfin la quenouille de la Jeanne-Antoine. À l’avant est réservée une place entre la table et le bois de lit pour la fille d’honneur, la Jeanne-Antoine et la Fifine. Voilà la maison vide et la voiture prête. Josillon et Manuel rentrent à la grange pour vider le reste du tonneau en buvant le coup de l’étrier. En les voyant reparaître, la Fifine respire enfin plus à l’aise à l’espoir de pouvoir échapper bientôt à ce vacarme si nouveau pour elle. Dans le fait, les heures ont marché depuis le matin, et voilà le soleil qui baisse.

— Allons ! allons ! au revoir, les gens ! Il faut partir…

— Au revoir, Jeanne-Antoine ! Manuel ! Josillon ! madame Fifine !

— Au revoir tout le monde ! Bien des pardons, Xavier, pour tous les maux que nous vous avons donnés, et pour tous vos ustensiles que nous vous laissons là en désordre. N’oubliez pas de venir nous voir quand vous descendrez à Salins, et puis, soignez bien la Bouquette au moins !

La Fifine, la Jeanne-Antoine et la fille d’honneur sont hissées l’une après l’autre sur la voiture. Josillon va chercher son tonneau vide, et Manuel ses deux bœufs. Dsaillet ouvre des yeux tout surpris en voyant tant de monde. Voilà les bœufs en flèche ; on s’embrasse une seconde fois au bruit d’une nouvelle décharge de pistolets, et les deux couples, les hommes à pied et les femmes sur la voiture, se mettent en route pour Salins. Manuel marche en avant ; Josillon suit la voiture. Ils ont tous deux le cœur et la tête trop remplis pour avoir quelque chose à se dire. Sur la voiture, la Fifine tient les mains de la Jeanne-Antoine tendrement pressées dans les siennes. Ni l’une ni l’autre non plus ne sont en train de parler.

Les voilà bientôt revenus au-dessus du Châlème. Toute la plaine de Dournon se déroule devant eux avec sa route blanche le long de laquelle s’éparpillent quelques maisons, — la plaine, avec ses moissons jaunes, son village groupé ici sur la droite, à l’ombre de quelques grands frênes ; les vaches rouges au large des pâtures, ses landes hérissées de pointes de rochers, de buissons, de noisetiers et de liges de gentiane, et enfin son ancien entrepôt de sel, dont la vaste toiture, pareille à la carcasse, d’un grand vaisseau renversé sur le port, s’aperçoit ici de partout ; puis au fond de tout cela, sur la