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révélation que la première rencontre de cette jeune fille. Quand au retour de la Vigne de Chauviré, avec la bosse de vendange, il s’était vu l’objet des actions de grâces de la Fifine et de son père, une espèce de nuage lui avait semblé passer tout à coup devant ses yeux, en même temps qu’un délicieux frisson s’était mis à courir dans toutes ses veines.

Il n’avait alors rien trouvé à répondre, c’est vrai, aux éloges du père et de la fille, mais il s’était abandonné au charme de les entendre comme ou s’abandonne au charme d’une douce musique. Jamais il n’avait senti comme en ce moment le prix de sa force musculaire. Si on lui eût dit d’emporter ce jour-là dans sa poche la cloche de Saint-Maurice, il n’est pas bien sûr qu’il ne se fût pas aussitôt frotté les mains pour se mettre à l’œuvre. Cette voix claire, ces yeux noirs, cette mine avenante et mutine de la jeune fille, la propreté de ce petit ménage, l’air de cordiale gaieté qui semblait y sourire de tous les coins de la chambre, tout cela, Manuel l’avait contemplé sans la moindre gêne, sans le moindre embarras, pendant une heure, grâce au nuage dans lequel il se croyait réellement enveloppé ; mais, hélas ! une fois dehors, le charme avait été bien vite rompu. De retour auprès de ses bœufs qu’il avait laissés manger un bout de leur botte de foin derrière l’église de Saint-Maurice, le pauvre Manuel, tout à l’heure aux anges, s’était retrouvé brusquement un gros voiturier de Villeneuve comme auparavant. Son bœuf Dsaillet le regardait tout en mâchant sa bouchée et en remuant la queue d’un air narquois qui semblait dire : — Allons ! Manuel, reprends vite ton vieux collier de misère. Nous autres, vois-tu, nous sommes faits pour nous escrimer dans les forêts et sur les grandes routes après les bois de marine, et non pas pour venir ici faire les yeux doux aux jeunes filles. Regarde plutôt tes mains, Manuel ; regarde tes pieds et tes épaules, et tu reconnaîtras vile que tu n’es décidément pas du bois dont on fait les amoureux. Prends exemple sur nous. Résigne-toi à la vie qui t’est faite : tu verras que tu ne t’en trouveras pas plus mal.

Voilà à peu près ce que disaient les regards de Dsaillet, ou plutôt voilà ce que Manuel, en le contemplant tristement, s’était imaginé y lire. Tout cela lui semblait si net, si clair, si bien raisonné, qu’il avait baissé la tête, remis les bœufs à la limonière et s’en était allé en cherchant à répliquer quelque chose à tous ces propos ; mais les idées ne lui venaient pas toujours très vile, à Manuel. Voilà bientôt sept mois qu’il cherchait, et il n’avait trouvé encore rien de plus ingénieux que d’envoyer de temps en temps sa mère chez Josillon sans avoir osé s’y représenter lui-même. De tout ce qui se passait en lui, la Jeanne-Antoine n’en savait pas le moindre mot, cela va sans dire ; seulement il était bien aise de savoir qu’elle y allait. Il lui semblait que c’était toujours un petit lien quelconque entre lui et cet heureux ménage, d’autant mieux que chaque fois il avait soin de questionner la Jeanne-Antoine sur tout ce qui s’y passait. Sans doute il aurait dû être plus osé, je le sais bien ; Peut-être, s’il avait osé, ne s’en serait-il pas trouvé plus mal, car après tout c’était une bonne fille que la Fifine, et il ne faudrait pas prendre au pied de la lettre ses anathèmes contre le mariage. Il faut bien que les jeunes filles disent comme cela. Mais Manuel, qui sentait ses vilains côtés, sentait aussi en même temps sa véritable valeur. Il voulait bien oser, oui, mais seulement