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travers les traditions accumulées de l’église. Tous les temps intermédiaires entre le christianisme primitif et l’homme moderne sont abolis ; le moyen âge disparaît effacé comme par enchantement. La perspective du monde étant changée, l’antiquité chrétienne semble d’hier. De là une réalité saisissante dans la peinture hollandaise. Le divin s’est rapproché de seize siècles ; il est descendu des hauteurs de la liturgie. L’homme s’imagine le rencontrer et le toucher à chaque pas. Le Christ n’est plus relégué dans le lointain obscur de la tradition ni enfermé dans le tabernacle du saint des saints. Il est là, il passe dans la rue, il monte dans la barque ; le voilà qui traverse le lac de Harlem.

Et ce n’est pas seulement le temps qui disparaît, c’est tout ce qui servait d’intermédiaire entre le Dieu et l’homme. Plus de pompes ni de fêtes, à peine un reste de culte ; le christianisme interprété non par les docteurs ou les pères, mais par le peuple ; chacun marchant sans guide dans sa voie particulière, comme si le monde moral datait d’un jour, d’où la simplicité des Écritures poussée jusqu’à la trivialité ; les objets plus vrais, plus réels, mais dépouillés de la perspective grandiose de l’éloignement dans le temps ; non plus l’église, la maison du prêtre, mais la demeure, le loyer du pauvre laïque ; son toit de chaume, ses meubles familiers, son champ, son bœuf, son cheval, ses vases de terre ou de cuivre, tout ce qui porte témoignage de l’individualité humaine. Là est la révolution du XVIe siècle, là est aussi la peinture hollandaise.

Comment les biographes de Rembrandt et ses interprètes ont-ils oublié jusqu’ici son caractère de réformé ? Ce devait être le point de départ. Rembrandt est l’historien des Pays-Bas bien mieux que Strada, Hooft ou Grotius. Il rend palpable la révolution, il l’éclaire à son insu de mille lueurs. D’un autre côté, elle le montre tel qu’il est, elle le dévoile ; sans elle, il resterait une sorte de monstre inexplicable dans l’histoire des arts. Sa Bible est la bible iconoclaste de Marnix ; ses apôtres sont des mendians ; son Christ est le Christ des gueux. Une partie de ses œuvres est même connue sous ce titre. Le peintre est arrivé le lendemain du sac de la vieille église par les briseurs d’images d’Anvers et d’Amsterdam. Au lieu des magnificences pontificales de la peinture italienne, il ne reste ici que l’offrande d’une église dépouillée, mise à nu, qui n’a d’autre faste que son humilité : monde de mendians, de paralytiques, de paysans déguenillés (gheusii sylvatici, gheusii aquatiles), Lazares qui semblent tous se lever et porter leurs grabats à l’appel du Christ renouvelé de la réforme. Quand je me mets à la suite de ce cortège de misérables, je reconnais le caractère que je viens de montrer dans la réforme des Pays-Bas ; j’entends un écho de ces mots de Guillaume d’Orange : « Nous