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et nous ne savons que ce que nous ont appris quelques Vaudois de passage dans le Stockhorn ; encore le plus souvent ne parlaient-ils que de son bien.

— Alors ils ont dû vous dire que c’était un homme terriblement piastreux, fit observer François. Il n’y en a pas beaucoup dans la contrée qui soient bons pour marcher à son attelée ; mais aussi il est de ceux qui ne pavent pas les routes avec leurs écus, et qui aiment mieux, comme on dit, laisser confire leur argent.

— Ma mère m’avait avertie de la chose, reprit Marthe, et encore d’une autre…

— De laquelle donc ?

— Elle m’a dit que de son temps l’oncle Jacques avait la parole haute, qu’il ne pouvait souffrir ni retard ni contradiction, et qu’il trouvait toujours l’ouvrage en arrière… Reste à savoir si l’âge l’a changé…

Son regard fixé sur son compagnon semblait l’interroger à cet égard. — C’est-à-dire… voilà ! répliqua François, qui, satisfait de cette explication vaudoise, se mit à faire claquer son fouet ; puis, voyant un nuage de tristesse passer sur le front de Marthe, il ajouta d’un ton d’intérêt : — N’allez pas pourtant prendre peur au moins. C’est vrai, le maître n’est pas trop commode ; mais il ne faut pas croire non plus que ce soit un garou ! Il a été baptisé dans son temps, quoi qu’il en dise. Et puis on sera là pour vous avertir et pour vous donner du réconfort. Soyez paisible, il n’y a pas pire que moi pour défendre ceux qui m’agréent.

— Que Dieu vous récompense pour vos bonnes intentions, François ! dit la Bernoise. Soyez sûr que je ne les oublierai ni ici ni ailleurs.

L’émotion attendrie avec laquelle ces mots étaient prononcés gagna le jeune homme ; il prit la main de Marthe en répétant ses assurances de bonne amitié, et s’asseyant près d’elle sur la luge : — Pour ne pas mentir, on a besoin d’une rude patience là-bas, dit-il, et sans les gages, j’aurais dit depuis longtemps au maître : Adieu ! je t’ai vu ! Mais, pas moins, on finit par prendre la chose en accoutumance. Je vous aiderai, connue on dit, des quatre fers. Seulement l’oncle ne doit pas savoir que nous nous accordons, et pour ça faut jamais…

Il s’interrompit tout à coup.

— Qu’y a-t-il ? demanda Marthe.

— Regardez là-bas, derrière le clédar[1], murmura le valet en baissant la voix. C’est le maître !

La jeune fille se leva aussitôt pour courir à son parrain ; mais elle fut subitement arrêtée par un juron qui la fit tressaillir.

  1. Clédar, barrière établie dans une haie.