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supposer son costume, la route qui conduisait aux Morneux. Chérot s’arrêta et jeta à la jeune fille un de ces regards en dessous qui dans certaines sociétés expriment la modestie et dans certaines églises la piété. — Les Morneux ! répéta-t-il, auriez-vous affaire par hasard, jeune fille, au cousin Jacques Barmou ?

— Il est votre parent, monsieur ? s’écria la Bernoise, dont le visage s’éclaira.

— Selon la chair, mais non selon l’esprit, reprit Abraham avec un soupir ; Barmou n’a point dépouillé le vieil homme, et il attend les eaux de la régénération.

La jeune fille parut embarrassée. — Ah ! c’est donc vrai alors, ce qu’on avait dit à ma mère ! reprit-elle avec hésitation et presque en se parlant à elle-même.

— Le malin rôde autour des âmes comme un lion dévorant, continua Chérot, et le cousin Jacques a succombé aux embûches de la grande Babylone.

— C’est Paris que monsieur veut dire ? fit observer la voyageuse avec une ingénuité respectueuse. Oui, je sais qu’il a servi dans les régimens du roi de France, quand il ne comptait pas encore sur cet héritage légué par le grand cousin, et qui l’a fait riche.

— Sachez, jeune fille, qu’il n’y a de vraie richesse que dans la sanctification, répliqua solennellement Abraham ; je n’appelle point richesse les biens consommés dans le péché, et dont on ne sait point faire part à ses frères, — parmi lesquels je comprends nécessairement les cousins. Jamais Barmou n’a songé à reconnaître mes conseils par un témoignage de charité terrestre : je n’ai goûté ni à l’épi de son champ ni au raisin de sa vigne ; mais ceux qui vivent du pain et du vin de l’esprit supportent l’injure sans se plaindre, car ils savent que « la vie est une vallée de larmes. »

Cette dernière maxime était le grand principe d’Abraham, le trait brillant et suprême par lequel il avait coutume de clore ses improvisations édifiantes. Après l’avoir émise, il fit une pause majestueuse, comme s’il eût voulu laisser le temps à la jeune fille d’en mesurer la profondeur. Celle-ci respecta un instant ce silence ; mais comme le jour tombait rapidement, elle se hasarda à renouveler sa première demande. — Monsieur m’excusera, dit-elle, mais j’ai peur qu’il n’y ait encore loin jusqu’aux Morneux, et je voudrais arriver avant la nuit close.

— La nuit que vous craignez est la lumière, comparée à la nuit de l’âme, objecta gravement Chérot ; mais êtes-vous donc attendue chez le cousin, jeune fille ? Qu’allez-vous y faire et qui êtes-vous ?

— Je gage que je le dirai, moi, interrompit tout à coup une voix.

Nos deux interlocuteurs se retournèrent et aperçurent un jeune