Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/878

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quant à la lettre de Diderot, au lieu de piquer le ballon avec une épingle, ce qu’il fallait toujours faire avec les phrases de Diderot, Rousseau se plaint à Mme d’Épinay que Diderot l’injurie. « Ma chère amie, écrit-il à Mme d’Épinay, il faudra que j’étouffe, si je ne verse pas mes peines dans le sein de l’amitié. Diderot m’a écrit une lettre qui me perce l’âme ; il me fait entendre que c’est par grâce qu’il ne me regarde pas comme un scélérat, et qu’il y aurait bien à dire là-dessus : ce sont ses termes. Et cela, savez-vous pourquoi ? Parce que Mme Levasseur est avec moi ; eh bon Dieu ! que dirait-il de plus si elle n’y était pas ? Je les ai recueillis dans la rue, elle et son mari, dans un âge où ils n’étaient plus en état de gagner leur vie… Tout cela n’est rien, et je ne suis qu’un scélérat, si je ne lui sacrifie encore mon bonheur et ma vie et si je ne vais mourir de désespoir à Paris pour son amusement. Hélas ! la pauvre femme ne le désire point ; elle ne se plaint point ; elle est très contente[1] ; mais je vois ce que c’est, M. Grimm ne sera pas content lui-même qu’il ne m’ait ôté tous les amis que je lui ai donnés. Philosophes des villes, vous me consolez bien de n’être qu’un méchant ! J’étais heureux dans ma retraite : la solitude ne m’est point à charge ; je crains peu la misère ; l’oubli du monde m’est indifférent ; je porte mes maux avec patience ; mais aimer, et ne trouver que des cœurs ingrats ! ah ! voilà le seul mal qui me soit insupportable[2] ! » Cette lettre, où Rousseau me semble se plaindre, en déclamateur d’une déclamation, ne toucha pas beaucoup Mme d’Épinay. Rousseau en effet, en accusant Grimm, n’avait pas pris le bon moyen de se faire écouter. Elle essaya pourtant de calmer Rousseau ; elle n’y réussit pas. Elle juge d’ailleurs fort bien la correspondance entre les deux philosophes, quoique avec un peu de complaisance pour Diderot : « La lettre que Rousseau a écrite à M. Diderot est remplie d’invectives et de mauvaises chicanes, tandis qu’il aurait eu beau jeu avec de la modération, car en effet celles qu’on lui écrit sont un peu dures. Il faut pourtant convenir qu’avec de la bonne foi, il n’y aurait jamais eu un instant de tracasserie a tout cela. Diderot, pour toucher son ami sur le sort de sa vieille gouvernante, a voulu sans doute lui mettre sous les yeux les reproches qu’il aurait à se faire, s’il lui arrivait malheur… L’imagination de Diderot lui a fait voir la bonne Levasseur malade, au lit de mort, faisant à Rousseau le discours le plus pathétique, et Rousseau n’ayant à opposer à ce tragique tableau que des raisons faibles et puériles… Dès lors

  1. La mère Levasseur mentait à Rousseau quand elle lui disait qu’elle était très contente de passer l’hiver à l’Ermitage.
  2. Correspondance, 1757.