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— Elle est jeune, jolie et veuve, parfaitement polie. Elle fait de la peinture à peu près comme je ferais de la tapisserie, et oblige tous ses amis à prendre des billets pour des loteries où l’on gagne ses tableaux. J’en ai pris une fois, et j’ai eu la politesse de gagner. S’il y a un grain de vanité mondaine dans ces fantaisies, les pauvres en profitent. Son mari a été tué dans le Caucase, et depuis qu’elle est libre, elle use de sa liberté en femme qui a connu l’esclavage. Elle a d’excellent tabac, et elle brûle chez elle des parfums d’Orient.

— Et tout cela ne vous monte pas à la tête ? demanda Francis.

— Si, dans les commencemens, parce que je n’étais pas habitué aux odeurs, mais je commence à m’y faire, répondit Antoine.

— Ce n’est pas cela que je voulais dire, fit Francis. Je vous demandais si, vous trouvant fréquemment en tête-à-tête avec une femme que vous dites jolie, familière et capricieuse… Enfin est-ce que vous ne parlez jamais que de peinture ?

— Nous parlons de toute sorte de choses, dit Antoine, et comme la princesse fait de l’opposition à son gouvernement, nous disons du bien de la Pologne. Pendant l’heure de la leçon, je suis le maître de la princesse, et tout uniment son serviteur très humble quand elle est finie. Vous m’inquiétez, ajouta Antoine en riant. Est-ce que vous ailliez l’intention de demander la princesse en mariage ? Ce ne serait pas là mon compte, car naturellement ce serait vous qui lui donneriez des leçons, et alors notre marmite deviendrait comme par le passé un vase de pur ornement.

Les deux jeunes gens se séparèrent en se serrant la main et prirent rendez-vous pour le même soir, où Francis devait être présenté à toute la société des buveurs d’eau. Francis, ayant à cœur la conduite de Morin à son égard, se rendit chez lui pour en avoir l’explication ; mais aux premiers mots, celui-ci lui coupa la parole : — Je voulais vous ménager une surprise, mais vous ne m’en donnez pas le temps. Comme je ne néglige aucune occasion d’être agréable à mes artistes, vous auriez lu demain dans un journal : « Mme la princesse de ***, connue par son goût éclairé pour les arts, a fait l’acquisition des deux toiles de M. Francis Dernier qui attiraient ces jours passés la foule devant les splendides magasins de M. Morin, qui sont le rendez-vous ordinaire de tous les amateurs de Paris. » C’est court, mais c’est clair : tout le monde aurait eu son compte, et vous auriez eu le vôtre largement, et en autre monnaie, continua Morin ; car, ayant vendu vos deux toiles beaucoup plus cher que je ne l’espérais, j’avais résolu de vous faire participer à l’aubaine. Il faut que tout le monde vive, mon jeune ami. — Et Morin glissa dans la main de Francis un fin et frissonnant papier que celui-ci mit tranquillement dans son portefeuille.