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Au ton dont son confrère avait commencé, Francis avait deviné que la séance serait longue. Il démasqua un placard, prit deux bûches et alluma du feu dans son poêle.

— Tiens, dit naïvement Antoine, vous avez donc du bois ?

— J’ai séance toute cette semaine, et comme j’ai reçu quelque argent de deux tableaux, j’ai fait une provision de chauffage.

— Et nous allons causer, comme des bourgeois, le dos au feu ?

— Pardieu, interrompit Francis, nous devrions bien compléter le proverbe, et nous mettre aussi le ventre à table.

— Mais, dit Antoine embarrassé…

— Quoi ! répliqua Francis avec gaieté, pas de façons. Vous n’avez pas déjeuné sans doute aussi matin, moi non plus. C’est une besogne plus agréable quand on la fait à deux.

Antoine n’avait aucune raison pour refuser, et il en avait une pour accepter : il accepta. — C’est bien, dit Francis intérieurement, si la glace n’est pas encore brisée entre nous, au moins elle est fêlée. – Il héla son portier par la fenêtre, et un quart d’heure après Antoine et Francis réalisaient le proverbe bourgeois qui est si souvent une utopie pour les artistes pauvres. Derrière eux, le poêle ronflait, et devant eux la table était mise. La discussion interrompue reprit de plus belle. Les deux amis, — c’était le nom qu’ils se donnaient déjà, — causaient encore, comme la nuit arrivait. — Maintenant, dit Francis, allons dîner. Ce soir aussi vous êtes mon hôte. — Un seul mot peindra le degré d’intimité auquel ils étaient arrivés. Antoine, voyant que Francis le conduisait dans un grand restaurant, l’arrêta sur le seuil, et lui dit très franchement : — Vous allez faire des sottises ; je ne veux pas être votre complice. Il vous en coûtera au moins vingt francs pour nous faire asseoir pendant une heure dans ces beaux salons où nous ne serons pas à notre aise pour parler, surtout des choses dont nous avons à parler.

— Baste, pour une fois ! dit Francis.

— Non, vrai, continua Antoine, et puis au fait, je puis bien vous dire cela… j’aurais comme un remords de m’attabler là-dedans pendant qu’on jeûne à la maison. Faites mieux ; allons dans un endroit modeste. En passant devant chez nous, je remettrai à mon frère quelques sous que vous allez me prêter. Demain, je vous les rendrai ; j’ai à toucher un mois de leçons.

— Faites mieux encore, dit Francis ; allons prendre votre frère et vos amis, s’il s’en trouve chez vous.

— Cela ne se peut. Vous seriez gêné, et eux de même. Quand ils vous connaîtront par moi, nous verrons. D’ailleurs, mon frère veut travailler ce soir ; s’il a de quoi souper et devant lui quatre heures de feu, de lumière et de tabac, vous lui aurez rendu service.