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Aussi a-t-on prétendu que Bolingbroke avait pensé et Pope versifié l’Essai sur l’Homme. Sans aller jusque-là, comme Disraeli, qui veut que le premier l’eût écrit en prose tout entier, on peut croire avec Johnson que pour le fond, le plan, les principaux argumens, l’entretien du philosophe fut au poète d’un grand secours, et ce dernier n’a jamais caché de qui il prenait les conseils et suivait l’inspiration. Un jour qu’il avait la fièvre, Bolingbroke le vint voir, trouva près de son lit un Horace, l’ouvrit au hasard, tomba sur le passage sunt quibiis in satyra videor, etc., et remarqua combien une traduction en vers des satires et des épitres, en les appliquant à son temps, irait au talent et à l’humeur de pope. Son vœu fut accompli, et Bolingbroke y gagna d’être rais à la place de Mécène dans l’imitation de la première épître.

Pope paraît avoir conçu l’idée de l’Essai sur l’Homme vers 1729. Il est tout simple qu’elle lui soit venue en causant avec son ami. Personne autour de lui ne passait pour avoir autant médité sur la philosophie morale. Son esprit ou son langage avait quelque chose de mâle qui lui donnait de l’autorité. Une convention fut passée entre les deux amis : c’est que, tandis que l’un écrirait en vers sur tout ce que le sujet aurait d’accessible à la poésie, l’autre remonterait pour lui aux principes mêmes de leur commune philosophie, et recueillerait dans un ouvrage spécial toutes ses idées sur les questions premières. Le poème contient plus d’une allusion à cette sorte de collaboration. D’abord Pope le dédie à Bolingbroke, et la première des quatre épîtres morales dont il se compose débute par ces mots célèbres ; « Éveille-toi, mon saint Jean ! Laisse toutes les choses infimes à la basse ambition et à l’orgueil des rois, et puisque la vie ne peut guère nous donner qu’un moment pour regarder autour de nous et puis mourir, parcourons librement tout ce théâtre de l’homme, grand labyrinthe, etc., etc. » Dans certains passages, Pope semble un disciple qui ne s’adresse à son maître que pour le faire parler.

Que le système de l’Essai vînt de Pope ou de Bolingbroke, il n’était pas original. Lord Shaftesbury avait déjà soutenu l’excellence de l’ordre universel et l’accord du bien particulier avec le bien général. C’est là un système qui peut rendre moins nécessaire le recours à une autre vie pour expliquer ce monde et justifier la Providence. L’Essai sur l’Homme, conçu dans ces idées, l’est donc en dehors de toute religion révélée, et l’optimisme, si tempéré qu’il soit, paraît difficile à réconcilier avec la sévérité du dogme chrétien. Lorsque le poème avait paru en parties successives entre 1733 et 1734, son succès ne l’avait pas préservé des censures de l’orthodoxie. Crouzas, déjà l’adversaire de Leibnitz, publia une critique en forme, et l’on raconte que Pope en fut surpris et troublé. Suivant un récit fort douteux, il avait innocemment accepté les principes de Bolingbroke, qui s’était