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ne vivait que pour la vérité et semblait dominer toutes les faiblesses humaines.

Chose étrange, cet homme, dont l’intelligence avait tout embrassé, qui savait le passé tout entier, qui pouvait causer familièrement et d’une façon pertinente avec les astronomes, les théologiens, les naturalistes, les philologues, avait besoin de voir tous les jours le même clocher, la même tour, le même arbre. C’était par ce côté seulement qu’il se rattachait à notre pauvre nature. Cette vaste intelligence, la plus vaste peut-être qui ait éclairé l’humanité depuis le précepteur d’Alexandre, avait besoin, pour suivre son travail, de contempler tous les jours un spectacle uniforme. Supérieur à la foule par la profondeur et la variété de ses pensées, il se confondait avec la foule par la ténacité de ses habitudes. Pareil au paysan qui vient chaque jour s’asseoir devant sa chaumière pour se réchauffer au soleil, Kant entretenait dans son cabinet une température uniforme pendant toute l’année : pour la santé de son intelligence, il avait aboli les saisons. Appliquant sur lui-même ses connaissances médicales, il avait réglé avec un soin scrupuleux la quantité de mouvement et la quantité de repos qui lui convenait. Quand l’heure de sa promenade était venue, que le ciel fût azuré ou chargé de nuages, il sortait sans hésiter. Ni le tonnerre, ni la pluie battante ne l’arrêtaient. Il savait que ses membres avaient besoin de se mouvoir, et il se mettait en marche. Sa promenade accomplie, il rentrait chez lui pour penser à sa leçon du lendemain, car il ne voyait dans sa vie qu’une suite de devoirs. Ses repas n’étaient pas réglés moins sévèrement que son sommeil et ses promenades. Il dînait rarement seul, mais choisissait ses convives avec discernement. Il ne voulait avoir à sa table que des hommes capables, non-seulement de le comprendre, mais de l’intéresser. Habitué à sonder les vérités éternelles qui ne relèvent ni du temps ni de l’espace, qui dominent l’histoire tout entière, il recueillait cependant avec une avidité toute juvénile le récit des événemens contemporains. Doué d’une pénétration singulière, bien qu’il vécût habituellement dans la région des idées pures, il prévoyait et prédisait les choses du lendemain aussi habilement, aussi nettement qu’un homme étranger aux spéculations philosophiques et confiné dans le monde des faits. Quelque jugement que l’on porte sur les œuvres philosophiques de Kant, il est impossible de lire sans admiration l’histoire de ses dernières années, et quand on se rappelle que ses dernières années ont été pareilles à sa vie entière, l’admiration s’accroît encore. Il n’a connu qu’une passion, la science ; il n’a eu qu’une volonté, l’étude, et tous ses jours se sont écoulés dans une paix profonde. L’obscurité d’un problème était sa seule douleur, l’évidence d’une solution sa seule joie. A-t-il vraiment vécu ? Les philosophes diront oui ; pour moi, je n’oserais l’affirmer, car si l’intelligence