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chez le père et la mère, les ravages souterrains, mais Lien visibles d’ailleurs de la fièvre. L’un d’eux, à ce que j’ai appris, a depuis succombé. En attendant que sa terre domptée lui donnât des récoltes satisfaisantes et assurées, la famille vivait surtout du produit des beaux bois qui se trouvent sur la concession. Le vrai bois à brûler est très rare à Alger ; on n’y brûle guère que des souches provenant des broussailles défrichées.

Un jour d’hiver, le père et l’un des fils, quoique malades, étaient allés porter à Alger la coupe de bois accoutumée ; les besoins de la maison l’exigeaient impérieusement. Ils s’en revenaient jar un temps affreux, rapportant les provisions attendues : deux feuillettes de vin, de l’huile, du grain pour faire le pain, mille autres denrées de ménage, une pharmacie complète dont toute la famille avait besoin, et un peu d’argent pour payer les ouvriers. Partis d’Alger avant le jour, ils étaient vers trois heures de l’après-midi en vue de l’abbaye ; ils avaient fait quatre lieues. Les bœufs étaient exténués ; eux-mêmes tremblaient de la fièvre sous leurs vêtemens collés à leurs os par la pluie battante. Il leur restait cinq lieues à faire pour arriver au milieu de la nuit, et à traverser un des plus mauvais passages de la route. Ils s’y engagent après en avoir évité ce qu’ils pouvaient en faisant un crochet dans la broussaille ; mais à peine ont-ils fait dix pas, que le chariot s’enfonce jusqu’aux moyeux : bœufs, cheval, mule, tout s’arrête ; pendant un quart d’heure, on les excite de la voix, du fouet et de l’aiguillon ; rien n’y fait. Les bœufs finissent par se coucher. Ou se décide alors à leur donner du repos ; on leur présente du foin, et pendant qu’ils mangent, on se met à déblayer comme on peut le devant des roues. Cette besogne faite, on essaie de se remettre en route. Coups de fouet recommencent ; l’attelage s’épuise, mais n’avance pas. Un des bœufs crève à la peine ; on le détèle et on le traîne sur le revers du chemin. Les choses en étaient là lorsque l’on apprit à la Trappe ce qui se passait. Trois paires de bœufs sont aussitôt envoyées en renfort. Des hommes emportent des pelles et des pioches pour frayer la voie des roues. On attèle les bœufs, les fouets résonnent, l’aiguillon joue dans les flancs ; tout l’attelage donne un coup de collier avec ensemble et vigueur. La flèche du chariot vole en éclats. La nuit venait ; il fallait bien tout remettre au lendemain, dernière contrariété, et la plus cruelle peut-être pour ces deux malades qui, après s’être dévoués pour les nécessités de la famille, envisageaient les inquiétudes et les privations que ce retard forcé allait y faire naître. Ils ne songeaient point d’ailleurs à eux-mêmes, et, dans l’état où ils étaient, il y eut lutte entre eux à qui passerait la nuit sous la charrette pour la garder des malfaiteurs. Je crois qu’ils s’accordèrent en l’y passant tous les deux, sous la pluie qui continuait, et avec la fièvre qui ne les quittait pas. Sans le voisinage de la Trappe, cette charrette était perdue, ainsi que celles que j’ai vues passer des saisons entières sur cette route même de Cheragas, et sur d’autres où elles avaient naufragé. Il est évident qu’elles appartenaient à des colons que cette perte ruinait si complètement, qu’il ne leur restait pas même les moyens d’en venir recueillir les débris.

Voilà un des faits qui portaient les colons à considérer l’administration comme cause de leur ruine. Un contraste singulier avec cette incurie à l’égard des chemins, c’est la rigueur réglementaire que les ponts et chaussées