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puissant? Un tel conseil ne sortira jamais de ma bouche. Je recommande le procédé de Molière comme excellent, mais il me semble que le procédé une fois accepté, il y a diverses manières de l’appliquer. Tout en conservant à l’analyse des sentimens une place importante, il n’est pas défendu d’introduire dans le développement de la fable un peu plus de mouvement. Ce qu’il faut étudier, ce qu’il faut méditer sans relâche, c’est l’art profond qui a présidé à la création de ces œuvres savantes que le vulgaire croit écrites sans effort; là les moindres incidens relèvent de la nature même des personnages, tandis que, dans les comédies qui se multiplient sous nos yeux, nous voyons presque toujours le caractère des personnages sacrifié au désir de prodiguer, de varier les incidens. La méthode inaugurée au XVIIe siècle est d’une pratique plus difficile que la méthode inaugurée de nos jours; mais le but qu’elle se propose est bien autrement élevé que le but rêvé par les écrivains de notre temps. La comédie de caractère part de la réalité pour s’élever jusqu’à la vérité, jusqu’à l’expression idéale des vices et des ridicules; la comédie de mœurs ne cherche et ne voit rien au-delà de la réalité. Or, dans la comédie comme dans la tragédie, comme dans le drame, l’imitation n’est qu’un moyen, et rien de plus; c’est ce que Molière, Corneille et Shakspeare ont compris, ce qu’ils ont affirmé, ce qu’ils ont démontré dans toutes leurs œuvres. Dans l’École des Femmes comme dans Cinna, comme dans Hamlet, l’idéal domine la réalité.

Vérité vulgaire, me dira-t-on, vérité inutile à rappeler! pourquoi donc cette vérité si vulgaire est-elle méconnue aujourd’hui par la plupart des écrivains? Ils croient avoir touché le but quand ils ont copié ce qu’ils voient. Il n’est donc pas hors de propos de reprendre en main la cause de l’idéal. La comédie, qui, pour les esprits inattentifs, semble circonscrite dans les limites de la vie réelle, n’offre pas à l’imagination un champ moins vaste que la tragédie et le drame, et je ne crois pas gaspiller mes paroles en développant de nouveau une idée déjà développée tant de fois. De toutes les formes de la pensée, la forme dramatique est aujourd’hui celle qui semble étudiée avec le plus d’ardeur; à ne consulter que le chiffre des pièces représentées chaque année, il ne serait pas permis d’en douter. Pour moi, je pense que la vérité se trouve dans l’affirmation contraire. L’industrie dramatique est une des plus florissantes de notre pays : l’art dramatique n’est pas cultivé avec autant de ferveur et de désintéressement que la poésie lyrique. Tant que l’idéal n’aura pas repris au théâtre le rang qui lui appartient, nous verrons l’art étouffé par l’industrie. C’est pourquoi je ne me lasse pas de proclamer l’insuffisance de l’imitation. Le paradoxe le plus ingénieux, le plus attrayant, ne vaut pas la plus vieille des vérités.


GUSTAVE PLANCHE.