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fort cher aux fidèles de son pays. Quant à ses voyages, ils ne lui coûtaient absolument rien, car de la Mer-Noire à la Mer-Blanche, des frontières de la Pologne au Kamtschatka, le pain et le sel ne manquent jamais au pèlerin. En échange de ses bénédictions et de ses prières, il peut toujours compter sur la meilleure part à table et sur le coin le plus chaud près du foyer. Il faut dire aussi que les pèlerinages à Jérusalem sont parmi les vieilles coutumes du peuple russe une de celles qui exercent sur lui le plus d’empire.

Le serf Judas, que je retrouvai sur le Calvaire, personnifiait merveilleusement cette classe de derviches chrétiens; on pouvait observer en lui un de ces restes curieux des mœurs orientales si nombreux encore en Russie. Ces hommes de Dieu, comme les appelle le peuple, mêlent pour la plupart à des calculs très positifs une certaine dose d’exaltation et presque de folie. Doués d’une prodigieuse mémoire, ils sont toujours prêts à réciter, sans s’aider ni de livres ni de notes (car rarement ils savent lire et écrire), toutes les prières de l’église russe en ancien slavon, idiome dans lequel sont traduits tous les offices du rite grec. Ils doivent en outre savoir improviser des formules dans ce même idiome pour des cas que l’église n’a pu prévoir. Ils portent ordinairement des cilices, et quelques-uns se chargent même de chaînes très pesantes, passées plusieurs fois autour des reins. Les jeûnes qu’ils s’imposent sont très rigoureux : j’en ai vu qui ne mangeaient à leur faim que trois fois par semaine, et leurs repas ne se composaient que de pain noir avec des oignons. Le reste du temps, ils se nourrissent seulement de quelques miettes de pain bénit[1]. Il est vrai que la loi du jeûne ne s’étend pas aux liqueurs fortes, et les derviches russes ne refusent jamais le verre d’eau-de-vie ou de vin que leurs hôtes leur présentent, selon leurs moyens, avant le repas. S’ils parviennent même à beaucoup boire sans donner signe d’ivresse, leur réputation de sainteté n’en est que mieux affermie.

Le pieux Judas réunissait, je l’ai dit, toutes les qualités exigées par l’état qu’il avait embrassé. Son organisation débile et presque épileptique l’avait préparé de bonne heure à cette vie extatique et vagabonde qu’il poursuivait à travers tous les couvens de l’empire russe et jusqu’en Terre-Sainte. C’est grâce en effet à un excès d’exaltation nerveuse que ces corps ordinairement faibles et macérés peuvent supporter les austérités et les fatigues auxquelles ils se soumettent. Judas se donnait d’ailleurs pour un prophète; il guérissait les malades, détestait les médecins et avait fort peu d’estime pour les

  1. On appelle pain bénit en Russie de petits pains nommés par l’église grecque prosfora, et que le prêtre distribue aux fidèles après en avoir extrait quelques parcelles, qui, consacrées au commencement de la messe, servent d’hosties pour la communion.