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et les tuent. Les hommes qui passent dans ce monde sont abusés, de même par des illusions perfides, par la gloire, par le plaisir, le bien-être, la gourmandise. Ils s’endorment dans ces fausses délices, et le diable les tue. Les matelots prudens, quand ils entendent chanter sur les flots les femmes oiseaux et poissons, bouchent leurs oreilles et passent au milieu d’elles sans danger. Ainsi doit faire le sage ; car pour échapper aux séductions du vice, il faut fermer ses yeux pour ne point le voir, et estoupper ses oreilles pour ne point l’entendre. L’enseignement moral et religieux dans les Bestiaires n’est point toujours aussi formel, aussi direct. Il est quelquefois remplacé par une allégorie mystique. Le lion qui efface avec sa queue la trace de ses pas, qui vient au monde les yeux ouverts et qui ressuscite ses petits, c’est le Christ, qui déroba au démon sa venue dans ce monde et fut ressuscité par son père après être resté trois jours dans le tombeau. Le hibou représente les Juifs, parce qu’il vit comme eux dans les ténèbres. Le singe et le renard sont les emblèmes du diable, comme la colombe, d’après Hugues de Saint-Victor, est tout à la fois l’emblème des fidèles, des prédicateurs et des prélats vertueux. — « Trois colombes, dit ce grand écrivain mystique, sont mentionnées dans les saintes Écritures, celle de Noé, c’est-à-dire le repos ; celle de David, c’est-à-dire la force ; celle du Christ, c’est-à-dire le salut. La colombe, c’est l’église ; son bec, divisé en deux parties, sépare dans la prédication les grains d’orge et les grains de froment, c’est-à-dire les préceptes de l’ancienne loi et ceux de la loi nouvelle. De l’œil droit elle se contemple elle-même, de l’œil gauche elle contemple Dieu, en même temps qu’elle saisit de chacun de ces organes le sens moral et le sens mystique caché dans les Écritures. L’amour du prochain et l’amour de Dieu sont exprimés par ses deux ailes : elle étend vers les hommes l’aile de la charité et vers le ciel l’aile de la contemplation. Les vives couleurs qui nuancent son plumage sont l’image du prédicateur. La longueur de ses ailes, c’est la parole divine ; le son de l’argent, la douceur de cette parole ; les plumes blanches expriment la pureté de la doctrine ; les plumes couleur d’or, l’innocence du cœur, et la pâleur de l’or, la mortification des sens. » Rien n’échappe, on le voit, à la mystique imagination des écrivains qui nous occupent. Hugues de Saint-Victor décrit les animaux qui servent de texte à ses allégories avec la même minutie de détails que les naturalistes modernes. Emporté par le rêve de l’extase, il franchit tous les degrés de l’échelle mystique, et la création tout entière est un miroir où le Tout-Puissant reflète son image. L’allégorie cependant ne se maintient pas toujours à cette hauteur, et maître Richard de Fournival nous ramène brusquement sur la terre.

Malgré sa qualité de chancelier de l’église d’Amiens, maître Richard,