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et de Marguerite Gautier n’ont rien de poétique à leur début, elles se transforment dans la retraite de Bougival et perdent peu à peu la trace de leur souillure originelle ; puis, l’agonie de Marguerite est si douloureuse et si cruelle, cette malheureuse fille, qui n’a jamais vécu que pour la splendeur et la vanité, est si durement châtiée dans la seule affection qu’elle ait ressentie, que les âmes les plus sévères lui pardonnent son passé de luxe et de fange, en voyant son corps épuisé, dont toute la beauté s’est évanouie. Ne parlons pas de Manon Lescaut à propos de la Dame aux Camélias, ce serait mal servir les intérêts du jeune écrivain ; contentons-nous de lui dire qu’il ne manquera jamais d’obtenir la sympathie publique toutes les fois qu’il restera dans cette voie de simplicité.


Si maintenant je me demande quelle est aujourd’hui la physionomie générale du roman, je serai forcé d’avouer qu’il manque aux llivres les plus applaudies deux genres de mérite dont l’importance ne saurait être méconnue : l’analyse des passions et le respect de la composition. Les romans dont j’ai parlé tout à l’heure offrent sans doute plusieurs parties très dignes d’attention ; mais il serait difficile d’y trouver l’analyse d’une passion poursuivie avec persévérance. Quant à la composition proprement dite, les auteurs ne paraissent pas s’en préoccuper. Pourvu qu’ils étonnent ou qu’ils émeuvent, peu leur importe la disposition des scènes : on dirait que le hasard guide leur plume. Comme s’ils prenaient plaisir à contrecarrer les prétentions des dramaturges, qui veulent tout prévoir, les romanciers livrent tout aux chances de l’improvisation. Or qu’arrive-t-il ? les esprits les plus puissans ne jouent pas impunément ce jeu périlleux. Ils ont beau s’évertuer à l’heure du travail, ils ne produisent pas ce qu’ils seraient capables de produire s’ils consentaient à se placer dans d’autres conditions. Ils réussissent à écrire des pages ingénieuses ou pathétiques ; mais ces pages mêmes nous charmeraient d’une manière plus sûre, nous attendriraient plus profondément, si elles étaient plus habilement préparées. On aura beau vanter la spontanéité du talent, on ne réussira jamais à détruire la puissance de la réflexion. Développer à la hâte une idée à peine entrevue, qui, couvée par la méditation, aurait pu se transformer, ne sera jamais une œuvre d’art. Les applaudissemens et les flatteries ne changeront pas la nature des choses. Sans l’analyse approfondie des passions, sans une composition ordonnée avec prévoyance, le roman n’est plus, pour me servir d’une locution vulgaire, qu’une manière de tuer le temps. Il sort du domaine littéraire et prend place à côté des cartes et du domino. C’est aux romanciers qu’il appartient de décider si ce rang leur convient et contente leur amour-propre.