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ensemble de faits et d’intérêts d’un autre ordre qui suivent leur cours. Vous aurez beau avoir l’œil fixé vers l’Orient, il n’en reste pas moins le travail permanent des peuples et les événemens, les actes, les décisions qui sont du domaine de la vie quotidienne. Chaque pays en a sa part ; chaque pays a son histoire, qui se compose des faits politiques les plus caractéristiques) du développement de ses intérêts, du travail de ses institutions, du mouvement des opinions et des esprits, des incidens qui laissent une trace quelconque. Voyez l’Europe au moment actuel : il y a des parlemens qui s’ouvrent, il y a des questions qui se posent, il y a des souverains qui s’éteignent, il y a des politiques qui changent, ou qui subissent l’épreuve des votes populaires ; qu’importe le théâtre ? c’est toujours le mouvement vrai, pratique et quotidien des peuples qui se laisse apercevoir. Et la France, elle aussi, a son histoire à coup sûr ; elle a ses intérêts, que n’éclipse point le phénomène merveilleux des tables qui tournent, même avec tous les perfectionnemens que ce phénomène semble destiné à prendre de jour en jour.

La réalité à observer, c’est le point exact, où en est aujourd’hui le pays en ce qui touche son alimentation. La crise alimentaire qui s’annonçait s’est-elle aggravée ? N’a-t-elle point au contraire perdu de son caractère sérieux ? Quelque menaçante qu’elle ait pu paraître un moment, elle ne semble point s’offrir maintenant sous les mêmes couleurs. Le gouvernement le disait dans un récent exposé du Moniteur : le déficit de la France en céréales est d’environ dix millions d’hectolitres. Plus de trois millions d’hectolitres de blés étrangère sont déjà entrés dans nos ports, et un assez grand nombre de navires viennent chaque jour combler le vide, ou cinglent du Levant et de l’Amérique vers nos côtes. Au fond, l’essentiel sans doute était que l’approvisionnement de la France se fit ; mais ici se posait une question des plus graves, celle de savoir comment et dans quelles conditions cet approvisionnement pouvait se faire. Le gouvernement n’a point hésité à tout confier à l’action libre, régulière et naturelle du commerce privé. Nul n’a rendu plus palpable qu’il ne l’a fait par son dernier exposé ce qu’aurait de périlleux et d’impossible même l’immixtion de l’état dans les opérations du commerce. Imagine-t-on en effet l’état commerçant, requérant tout à coup trois ou quatre mille navires, allant chercher des blés au dehors, distribuant des grains sur toute la surface du pays, fixant des prix, ayant un personnel nouveau pour administrer son négoce, forcé de demander des ressources à l’impôt en grevant encore l’agriculture, ou à un emprunt en multipliant les causes de perturbation financière, et finissant par froisser tous les intérêts sans réussir même à atteindre son but ! Que pouvait et que devait donc l’état ? Il ne pouvait et ne devait qu’affranchir l’entrée des grains de tout droit, abaisser les barrières, aplanir les obstacles, faciliter l’alimentation du pays sous toutes les formes, comme il l’a fait par divers décrets, laissant le surplus au zèle de l’activité individuelle. Si, comme il faut le croire, cette activité, stimulée par les circonstances, suffit jusqu’au bout aux besoins les plus urgens de l’alimentation publique, une fois de plus le principe des transactions libres aura manifesté ce qu’il y a en lui de simple et naturelle efficacité. Ce qui est le plus frappant, et ce que le gouvernement rend plus sensible encore en s’étayant d’une lettre de Turgot, écrite en 1765 pour des circonstances analogues, c’est la peine et le temps qu’il faut à un principe comme celui de la