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Si la paix n’en contenait aucune preuve, pouvait-on dire la même chose de la conduite de Bolingbroke après la paix ? C’est la seconde question.

Que non-seulement les accusateurs de Bolingbroke, mais ses amis sur le continent, ceux qu’on pourrait appeler ses complices, n’hésitent pas à lui prêter l’intention de trahir la cause de la succession protestante, c’était de son temps l’opinion commune. Lord Chesterfield, qui avait alors vingt ans, et qui se trouvait sur le continent à la mort de la reine Anne, écrivait à un Français de ses amis : « Quand je vois combien les choses étaient déjà avancées en faveur du prétendant et du papisme, et que nous étions à deux doigts de l’esclavage, je compte absolument pour le plus grand bonheur qui soit jamais arrivé à l’Angleterre la mort de cette femme, qui, si elle eût vécu encore trois mois, allait sans doute établir sa religion et par conséquent la tyrannie, et nous aurait laissé, après sa mort, pour roi, un bâtard, tout aussi sot qu’elle, et qui, comme elle, aurait été mené par le nez par une bande de scélérats. La déclaration du prétendant et mille autres choses sont des preuves convaincantes du dessein qu’avaient ces conjurés du ministère de le faire entrer[1]. » Dans sa proclamation du 29 août 1714, le prétendant avait en effet parlé des bonnes intentions de sa sœur envers lui. C’était, disait-il, la confiance qu’elle lui inspirait qui avait motivé son inaction. Le prétendant se trompait-il ou voulait-il tromper ? Chesterfield calomniait-il la reine et ses ministres ? Il faut pour le savoir se bien représenter la situation et la conduite de Bolingbroke.

Si la paix d’Utrecht ne réussissait pas pleinement dans l’opinion publique, si, comme il est arrivé, elle devenait un sujet de reproche contre le ministère, elle le menait dans la nécessité de se jeter avec plus d’abandon dans les bras du parti qui en approuvait la conclusion. Or ce parti, c’était l’église absolutiste, les tories passionnés, les jacobites, les catholiques, enfin le parti français : il fallait, c’était au moins une nécessité ministérielle, soit par les actes parlementaires, soit par le choix des hommes, s’éloigner de plus en plus de la révolution de 1688, de la succession protestante, de la maison de Hanovre. C’était forcément se rapprocher de la restauration et des Stuarts, Oxford hésita, puis recula, Bolingbroke, conduit, je le veux, par l’instinct de sa conservation et par sa haine contre lord Oxford, continua à marcher résolument dans cette voie. On n’a point la preuve qu’il ait jamais avoué ou promis en termes formels son entier concours à un projet actuel de restauration. Parmi les agens des Stuarts, si l’un, Lockart, l’affirme, un autre, Carte, le nie. Bolingbroke se défiait, sans aucun doute, de la famille exilée, et il laissait

  1. Lettre (en français) à M. Jouneau, de Paris, 7 décembre 1714.