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ramènerait-elle sous nos yeux la grande question des races humaines et de leurs instincts si tranchés ; mais où n’irions-nous pas sur cette voie sans terme ? Bornons-nous donc à laisser pressentir une conclusion à laquelle nous serions peut-être amenés : — c’est que par nature nous préférons la moelle qui nourrit les forts au miel extatique dont les faibles se contentent, et que, sans méconnaître la beauté de l’abnégation humaine, de l’absorption en Dieu, de l’amour universel, de l’humilité qui s’abdique et se renie, nous redouterions et l’énervement des individus et l’abâtardissement des sociétés, si les uns ou les autres étaient saturés de ces doctrines ascétiques. Admirables pour la rêverie du solitaire, elles sont, selon nous, beaucoup moins que la morale biblique, à l’usage d’un individu qui lutte contre la fortune, ou d’une communauté politique qui cherche la pondération de ses forces diverses, les conditions vraies de son existence et de son bien-être. Pour le pionnier hardi, perdu, lui et sa familles, dans le sein de vastes forêts, obligé de compter avec tous les instincts, toutes les passions, tous les dangers, il faut une lecture plus appropriée à ces besoins divers : au lieu de paroles d’éternel amour et d’éternel repos. Il faut ces récits variés où l’enthousiasme du soldat brille à côté de la résignation des martyrs, où le clairon résonne, où l’hymne triomphale éclate sur la plaine ensanglantée, où la prudence du législateur se manifeste à côté de la poésie la plus haute ; il faut à sa compagne, harassée par les soins matériels de la vie, ces graves enseignemens qui rehaussent à ses yeux sa tâche infime. Elle trouverait des trésors de patience inerte dans le livre de Thomas A’Kempis ou de Jean Gerson ; elle puise la force, la fierté, la résignation énergique et active dans cette vaste et multiple épopée où a passé le souffle vivifiant du grand ouvrier.

Les femmes américaines paraissent être de cet avis. Beaucoup d’entre elles vivent et meurent « la Bible à la main[1]. » Ce livre est familier aux plus mondaines, car leur enfance a été comme imprégnée de ses leçons ; pour celles qui restent auprès du foyer, c’est la lecture de chaque matin et de chaque soir, le texte des enseignemens maternels, des prédications domestiques. À défaut de ministre, une ménagère américaine distribue autour d’elle, en même temps que la nourriture du corps, celle de l’âme, certaine de ne pas errer dans le dogme tant qu’elle reste fidèle au texte sacré. Inquiète d’elle-même, découragée, froissée dans quelqu’une de ces susceptibilités féminines qui sont de tous les pays et de toutes les conditions, c’est la Bible qui la rassure, qui la ranime, qui la console. Mistress Wetherell

  1. « La Bible, repartit Saint-Clare, la Bible était le livre que ma mère lisait le plus souvent. Elle a vécu, elle est morte ce livre à la main. » (La Case de l’oncle Tom, chap. XVI.)