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peuple et des ouvriers est la même partout, que partout on fait des établissemens avec des instrumens qui ne valent pas mieux que ceux que vous employez, et qu’en général tous les reproches qu’on fait de vous ont pour principe un air de supériorité dédaigneuse qui désoblige tout le monde. Cette inflexible hauteur est ce qui vient de perdre M. Necker[1]. Un homme a beau avoir les plus grands talens : dès qu’il vend sa supériorité trop cher à ceux qui lui sont subordonnés, il s’en fait autant d’ennemis, et tout va au diable sans qu’il y ait de la faute de personne… Ce que vous devez conclure de tout ceci, c’est que, modéré, conciliant et circonspect, je puis au moins vous servir d’exemple sur la manière dont on traite avec les hommes, et qu’il serait fort à désirer que chacun pût dire de vous ce que je suis déterminé à vous mettre toujours dans le cas de dire de votre serviteur et ami

« Caron de Beaumarchais. »


Il fallut trois ans à Beaumarchais pour organiser une entreprise montée sur un plan aussi vaste. Indépendamment des difficultés matérielles, il était nécessaire de faire un triage entre les nombreux ouvrages imprimés ou manuscrits attribués à Voltaire et dont plusieurs n’étaient pas de lui, d’élaguer ou de fondre ensemble les morceaux faisant double emploi[2], de recueillir la correspondance de l’auteur et de faire un choix parmi ses lettres[3]. Cette direction littéraire de l’entreprise, comprenant à la fois la révision des manuscrits et des épreuves, la rédaction des commentaires et des notes, fut confiée à Condorcet, qui, au dire de La Harpe, s’en acquitta assez mal ; il semble en effet que les commentaires de Condorcet ne sont pas merveilleux. Quant à Beaumarchais, il n’intervint dans cette partie du travail qu’avec une modestie et une réserve, qu’on n’attendrait pas d’un éditeur-propriétaire et écrivain lui-même, pouvant avoir pour son compte des prétentions littéraires et se lais-

  1. Ce ministre venait d’être éloigné des affaires une première fois.
  2. Dans la préface du premier volume de l’édition de Kehl, les éditeurs déclarent qu’ils ont supprimé un très petit nombre de morceaux, restés, disent-ils, trop imparfaits pour que le respect dû à la mémoire de Voltaire permît de les publier. Il est certain qu’ils n’ont guère abusé de cette permission. En imprimant par exemple sous la rubrique de philosophie plusieurs rapsodies sans sel et sans goût, où le vieillard de Ferney, tombé dans une sorte de radotage païen, travestit et insulte de la manière la plus grossière le Christ et les martyrs, Beaumarchais n’a pas fait de tort au christianisme, mais il a grandement nui à Voltaire.
  3. Les lettres de Voltaire entraînèrent Beaumarchais plus loin qu’il ne pensait. Il avait d’abord le projet de faire entrer toute l’édition en soixante volumes in-8o ; c’était le chiffre qu’il avait annoncé. La Correspondance exigea dix volumes de plus. Quelques souscripteurs s’en plaignirent ; mais en général ce supplément fut bien accueilli. L’on peut affirmer aujourd’hui que dans cette volumineuse collection, la Correspondance est une des parties qui ont le moins vieilli et qui se lisent avec le plus d’intérêt autant à cause du talent charmant de Voltaire dans le genre épistolaire qu’à cause des renseignemens curieux que ces lettres nous fournissent sur l’homme lui-même et sur son siècle.