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la dette qu’il a contractée envers vous, » Beaumarchais se crut enfin à la veille de toucher de l’argent ou de recevoir du tabac : c’était encore une illusion. Au lieu de lui donner un à-compte au moins en nature, le congrès, prétextant le mauvais état de ses finances et le danger de la navigation, préféra lui envoyer, en octobre 1779, à valoir sur son compte général, 2,544,000 livres de lettres de change à trois ans de date, tirées sur Franklin. Il est certain que le congrès usait largement du droit que lui avait conféré M. de Vergennes, de n’être point trop pressé par Beaumarchais, puisque, sur une créance de 5 millions qui datait de trois ans, il envoyait un à-compte en lettres de change à trois ans de distance, lettres de change souscrites par une nation à peine reconnue comme telle, et qui par conséquent ne pouvaient guère passer pour de l’argent comptant.

Malgré les remerciemens si pompeux du congrès, il y avait dans sa conduite une arrière-pensée : il persistait au fond à ne pas prendre au sérieux la créance de Beaumarchais, et il ne désespérait pas de trouver quelque moyen de se débarrasser de lui. On est tout étonné quand on voit deux ans plus tard le ministre des finances, Robert Morris, parler à Franklin d’un biais pour ne pas payer les lettres de change, et Franklin lui démontrer que son plan est impraticable, parce que ces lettres de change sont maintenant en circulation. On n’est pas moins étonné lorsqu’on voit Franklin, — en réponse à une demande que lui adresse le chef du bureau des fonds aux affaires étrangères, M. Durival, pour le règlement des nombreux millions que son pays a reçus de la France et dont nous reparlerons tout à l’heure, — revenir sur une question qui semblait résolue, et trois ans après la déclaration de M. de Vergennes, deux ans après l’envoi de la lettre du congrès et des lettres de change, demander derechef au ministre, le 15 mai 1781, si les fournitures faites par Beaumarchais ne sont pas un don du roi de France. M. Durival lui répond très laconiquement sur ce point : Quant aux objets fournis et avancés par M. de Beaumarchais, le ministre n’en a point connaissance.

Cependant Beaumarchais, mécontent de se voir si mal payé par le congrès général, avait essayé de commercer avec les états particuliers de l’Amérique ; il n’avait pas été plus heureux : deux cargaisons vendues par lui, l’une à l’état de Virginie, l’autre à l’état de la Caroline du sud, avaient été payées en papier-monnaie, et ce papier, avant qu’il eût pu s’en débarrasser, avait subi une dépréciation énorme[1]. Tout cela n’était pas encourageant ; aussi, dès 1780, il

  1. « Je suis bien mortifié, écrivait à ce sujet à Francy, en décembre 1779, Jefferson, alors gouverneur de l’état de Virginie, que la malheureuse déprédation du papier-monnaie ait enveloppé dans la perte commune M. de Beaumarchais, qui a si bien mérité de nous. »