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à des races plus jeunes la mission qu’elle a reçue ; l’heure n’a pas encore sonné où il faudra la placer à son rang dans la nécropole de l’histoire.

Le Système de la science est un résumé des principes et des résultats de la philosophie hégélienne telle que l’entend M. Rosenkranz. Or ce qu’on avait le plus sévèrement condamné jusqu’ici dans le système de Hegel a disparu de cette exposition habile. Le système de Hegel, qu’il nous soit permis de le rappeler en peu de mots, présente surtout trois grandes évolutions mystérieuses qui donnent le secret du monde entier. L’infini existe avec ses propriétés merveilleuses, mais il n’existe d’abord qu’en puissance, comme on dit dans le langage de l’école ; il n’a pas encore conscience de lui-même. Pour qu’il acquière cette conscience, il faut qu’il sorte de ses propres liens et se manifeste au dehors. Il se manifeste, et par cela seul voilà le fini qui est créé. Mais l’existence du fini mérite-t-elle vraiment ce nom, tant que le fini ne sait pas quels liens l’attachent indissolublement à cet infini dont il émane ? Qu’il le sache donc ; qu’il rentre dans le sein sacré de la vie, qu’il rapporte à cette puissance, divine sans doute, mais confuse, et enveloppée ; la conscience et la personnalité qui lui manquent : alors la raison infinie a terminé son œuvre, et le mystère du monde est achevé ! Réduit à ces formules, le système de Hegel ressemble à quelque cosmogonie indienne. Ce sont là certainement d’étranges hallucinations. Cependant dans ce cadre fantastique, dans cette construction sans base et sans réalité, que de détails ingénieux et profonds ! que de vues originales sur la marche et le développement de l’esprit ! quel sentiment de la vie universelle. Ce Proclus du XIXe siècle, qui s’imaginait interpréter philosophiquement la religion du Christ et qui en sapait la base, est sorti du moins de ces abstractions chimériques pour prendre possession du monde réel, et il a éclairé d’une lumière inattendue l’histoire logique de l’intelligence humaine. M. Rosenkranz supprime le cadre de ce grand système, et n’en conserve que les détails. Ce passage de l’infini au fini et ce retour du fini à l’infini, ce dieu qui ne se connaît pas d’abord et qui n’atteint que dans l’esprit de l’homme la conscience claire et complète de son être, toute cette ontologie insensée a disparu. L’auteur admet sans doute les divisions générales adoptées par son maître ; il place au premier rang la logique ; c’est-à-dire l’étude de l’éternelle raison considérée en soi ; il passe de là à la philosophie de la nature, et arrive enfin à la philosophie de l’esprit, où l’intelligence de l’homme, s’élevant à la notion absolue du beau, du vrai, du bien, semble posséder Dieu même ; mais du moins, en reproduisant ces termes qui rappellent les trois évolutions gigantesques racontées par Hegel, il a grand soin de soutenir que l’esprit infini est un esprit personnel, que Dieu, possédant toutes les perfections, possède avant tout la perfection de la connaissance, que l’homme enfin, nature essentiellement dépendante, est séparé par un abîme de cet absolu qu’entrevoit et que poursuit éternellement sa raison.

Le défaut capital du programme tracé par M. Rosenkranz, c’est qu’il prétend embrasser la science entière, et qu’à côté d’une métaphysique et d’une psychologie il tente l’explication philosophique de toutes les puissances de la nature. C’était aussi l’ambition de Hegel ; mais toutes les parties du système chez le philosophe de Berlin étaient liées ensemble par cette évolution de l’esprit infini que M. Rosenkranz a eu raison de ne pas emprunter à son