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I

Il y a vingt-cinq ans à peine, l’influence de Hegel était toute-puissante en Allemagne. Par l’exemple de sa vie, par la dignité morale de sa personne, l’illustre auteur de la Phénoménologie de l’esprit suppléait admirablement à tout ce qui manque à ces doctrines. Il croyait sincèrement, et bien des esprits solides étaient persuadés avec lui, qu’il avait concilié à jamais le christianisme et la philosophie. Son autorité était immense : on peut dire qu’il gouvernait, du haut de sa chaire de Berlin, les plus beaux domaines de la pensée. Le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, considérait ce maître austère comme le fondateur d’une doctrine destinée à pacifier les intelligences et à réformer le siècle. Le ministre de l’instruction publique, M. le baron d’Altonstein, était son ami le plus dévoué. Dans toutes les universités du Nord, c’étaient ses disciples qui étaient chargés de l’enseignement supérieur, et tous alors, attentifs à la parole du chef, tous graves et enthousiastes, semblaient préparer, comme disait Hegel, le règne de l’esprit et couronner le christianisme allemand. Or, il y a deux ans, un des écrivains les plus recommandables de cette école, celui qui la représente seul aujourd’hui dans sa gravité première, celui qui en maintient ou en rectifie les principes avec le plus d’autorité, M. Charles Rosenkranz, écrivait ces paroles : « La philosophie de Hegel, dites-vous, exerce encore un grand empire ? Une telle assertion a de quoi nous surprendre. Le fondateur de ce système est mort depuis vingt ans. Son Mécène, le ministre d’Altenstein, l’a suivi dans la tombe voilà plus de dix ans déjà. Depuis plus de dix années aussi, son plus imposant adversaire, Schelling, enseigne à Berlin sa philosophie positive. Notre école ne s’est pas seulement fractionnée en plusieurs partis, ces partis eux-mêmes sont dissous, et il n’en reste plus que des personnalités isolées, lesquelles ont si peu de rapport les unes avec les autres, qu’elles semblent toujours prèles, à donner le signal d’une guerre de tous contre tous. Les deux recueils, organes de l’ancienne école et de la nouvelle, sont morts et ensevelis. L’école de Herbart au contraire, gagne chaque jour du terrain, et, maîtresse qu’elle est des journaux de Leipzig, elle pousse contre nous toute la presse quotidienne avec une infatigable ardeur. Nous sommes, à les entendre, des ignorans, des spinozistes, des destructeurs de tout ordre moral. Les partisans de Krause et de Baader nous attaquent dans les mêmes termes ; pour la presse catholique, notre philosophie est une œuvre anti-chrétienne, une œuvre satanique, et partout où l’ultramontanisme gouverne, il destitue les professeurs soupçonnés d’attachement au système de Hegel. Quant à ceux qui, comme Ulrici, Weisse, Hermann, Fichte, Maurice Carrière, doivent tant aux idées de mon maître, ce sont pour nous des adversaires plus impitoyables que des théologiens comme Staudenmaier ou Sengler, comme Gunther ou Trebisch, comme Schaden ou Hofmann. »

L’ouvrage où M. Rosenkranz exhale cette plainte amère porte ce titre : Ma Réforme de la Philosophie de Hegel. Ce rapprochement est expressif : M. Rosenkranz lui-même a compris qu’une réforme de l’hégélianisme était indispensable. Son dévouement ne l’a pas aveuglé, il a vu les désordres inouïs