Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/592

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par terre à la façon orientale. Une sorte de jury composé d’Européens et d’indigènes, présidé, bien entendu, par le rajah qui préside tout et à tout, vous représente le tribunal devant lequel comparaissent tour à tour les parties civiles, les prévenus, les témoins appelés par l’huissier audiencier le fidèle Subu, un vieil ami de M. Brooke. Le capitaine Keppel est admis à prendre place au milieu des juges. Cet honneur accordée un étranger de distinction, à un officier de la marine de sa majesté britannique, ne peut manque de produire un excellent effet sur les indigènes. Les débats suivent leur cours ; un procès criminel succède à une affaire civile, et la procédure est des plus simples, ou plutôt il n’y a point de procédure et partant point de frais. Quand la cause est entendue, le rajah délibère quelques instans avec son jury, puis il fait à haute voix le résumé qui contient souvent une ingénieuse leçon de morale à l’adresse de l’auditoire, et il prononce enfin l’arrêt, qui est immédiatement transcrit sur le registre de la cour. Bien rarement les affaires sont remises à huitaine ; le juge est toujours prêt à juger. Si la loi malaise n’est pas applicable, il prend la loi anglaise ; si la loi anglaise fait également défaut, il crée une jurisprudence séance tenante et la consacre dans les considérans d’un jugement sans appel. Qu’importe après tout avec de pareils justiciables la source du droit ? Il suffit que les bons se rassurent et que les méchans tremblent ; le rajah Brooke ne veut rien de plus. Est-ce à dire qu’il soit bien rigoureux dans ses arrêts, et qu’il tienne ses sujets sous une verge de fer ? Nullement. Le juge n’ignore pas qu’il a affaire à une population au sein de laquelle le meurtre n’a été longtemps considéré que comme une peccadille, et qu’il est impossible de la ramener brusquement à des mœurs plus douces. À chaque audience, il trouve l’occasion de rappeler à ses sujets qu’il leur est interdit de se faire justice par la force, et que la raison du kris n’est pas la meilleure. Une tribu de Dayaks envahit le territoire d’une tribu voisine et venge une vieille insulte par le massacre de dix-huit personnes : les meurtriers sont cités devant le tribunal de Sarawak, qui leur adresse les plus sévères remontrances, les menace de toute la rigueur des lois, mais en définitive ne les condamne qu’à l’amende. De même, dans les procès qui impliquent des questions de mariage et de divorce, le tribunal est obligé de se montrer fort tolérant, sous peine de heurter les irrésistibles préjugés du pays. Aussi le plus souvent les peines se traduisent en réparations pécuniaires : les prisons demeurent vides, et le bourreau se croise les bras.

Assurément ce n’est point là l’image d’une société parfaite : il faut comparer le district de Sarawak avec les districts encore soumis aux chefs indigènes, pour apprécier les résultats obtenus par M. Brooke ; mais qu’arrivera-t-il lorsque l’intrépide rajah n’y sera plus ? car s’il existe au monde un souverain qui ait le droit de dire : L’état, c’est moi ! à coup sûr, ce souverain est M. Brooke. Après lui, quelle main assez habile et assez ferme saura tenir en bride les populations malaises et intimider la piraterie ? Cet édifice, élevé au prix de tant d’efforts, ne parait-il pas bien fragile ? Il ne repose que sur la vie, sur la présence d’un homme, et d’un jour à l’autre il peut être jeté bas par un heureux coup de main. Il y a quelques mois à peine, les pirates ont attaqué les doux forts de Sakarran et de Linga, qui ont été construits sur la côte après la campagne de 1849 ; ils ont tué les commandans anglais que M. Brooke