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la situation morale, elle n’a subi aucun changement ; jamais peut-être des mesures aussi justes n’ont obtenu des résultats aussi contestes. Il semble que chaque concession faite à l’Irlande, au lieu d’inspirer de la reconnaissance, accroît l’ardeur des attaques, et le terrain de la discussion, pour être plus rétréci, n’en est pas moins ouvert à la violence des passions. Quiconque se bornerait à lire ces discours et prendrait les mots pour des réalités croirait l’Irlande dans une situation morale très peu différente de celle qui précéda l’émancipation des catholiques. M. O’Connell donnait au moins un corps, une forme, aux griefs du peuple irlandais ; il était menaçant et intelligible. À cette heure, ce sont des rumeurs vagues, des déclamations d’apparat, des querelles intestines et des irritations dont il n’est pas toujours aisé d’entrevoir le but. Cette violence de paroles n’a d’autre effet que de provoquer une indifférence systématique. Sous le coup de ces récriminations incessantes, on se laisse aller à la mauvaise humeur, le fond des choses est oublié, on accuse le climat, la race, la religion, tout ce qui est Irlandais, riche et pauvre, catholique et protestant. Cependant le climat de Belfast ressemble à celui de Galway ; l’Irlandais bien nourri travaille en Angleterre comme un Anglo-Saxon, et même avant son heureuse révolution, la Belgique catholique était un pays très industrieux et très avancé en agriculture. — Raison de plus, ajoute-t-on, l’Irlande ne ressemble à rien ; l’Irlande, c’est l’Irlande ; ce qui est vrai ailleurs n’est pas vrai là. — On ne peut nier certains défauts du caractère irlandais, à d’autres égards si plein de charme : il règne dans la verte Erin un goût naturel pour l’agitation, une disposition à croire que, parce que le gouvernement a opprimé jadis, une fois qu’il est devenu humain, il doit faire le bonheur de ses propres mains comme il a fait le malheur. La situation de rebelle sans rébellion paraît agréable. Beaucoup d’autres critiques peuvent être fondées : elles prouveraient seulement une chose, c’est que l’action du bien est d’autant plus lente que celle du mal a été plus prolongée. L’accumulation du mal a produit en Irlande un effet semblable à celui qu’on appelle en chimie la chaleur latente : celle-ci s’épuise tandis que le thermomètre marque toujours le même degré ; mais, tout en étant niés à la fois par les ennemis et par les défenseurs officiels, les progrès moraux n’en sont pas moins réels dans une certaine mesure, et les semences de justice ont porté leurs fruits.

Si l’on doit à l’émigration d’avoir débarrassé le pays de toutes les bandes d’assassins agraires, il est certain que, pour une cause ou pour une autre, elles ne se reforment pas. L’Irlande est à cette heure une contrée où la vie des hommes est aussi en sûreté que dans aucune autre portion de l’empire britannique. Sans pousser trop loin les