Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/46

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Une température constamment égale et modérée, un sol plus fécond que celui des îles Sandwich, une mer plus poissonneuse, leur faisaient des conditions d’existence moins pénibles et moins laborieuses qu’aux habitans de ce grand archipel. Aussi la poésie, fille des doux loisirs, mêlait-elle quelquefois ses inspirations à leurs fêtes et son rhythme gracieux à leurs amours. Le bonheur des Taïtiens n’était fait cependant que pour eux. Quel Européen aurait pu le goûter longtemps sans lassitude ? Ces enfans de la nature, étrangers aux passions qui s’allument dans nos cœurs, passaient sur cette terre comme des êtres plongés dans un demi-sommeil. Nulle inquiétude secrète n’aiguisait leurs désirs. Leurs appétits, aisément satisfaits, ne leur faisaient connaître ni les charmes ni les tourmens de la volupté. Ils arrivaient ainsi jusqu’au terme fatal sans regret des jours écoulés, sans souci des jours à venir, comme les feuilles que le vent roule sur le chemin, comme les vagues qui s’approchent insensiblement du rivage. L’arbre de la science porte des fruits amers, mais l’homme qui les a une fois approchés de ses lèvres aspire à des jouissances plus nobles que celles de cette existence apathique.

Le premier contact de la civilisation est presque toujours funeste aux peuples sauvages. Aucun d’eux n’a payé un plus terrible tribut à cette loi fatale que les heureux habitans de Taïti. Avant de les associer au bienfait de sa législation protectrice et de ses consolantes croyances, l’Europe leur apporta les fléaux qui dévorent et les vices qui dégradent. On vit dans l’espace d’un quart de siècle le chiffre de la population que, Cook avait porté à plus de 200,000 âmes, s’abaisser à moins de 7,000 habitans. Les plus riches districts de cette île féconde se trouvèrent transformés en déserts, et les goyaviers s’emparèrent des terrains qu’avait autrefois fécondés la culture. Les missionnaires protestans eurent la gloire de sauver les débris de cette race des fureurs de l’ivresse et des ravages de l’anarchie. Le roi Pomaré II, réfugié à Moréa, abjura entre leurs mains le culte des idoles. Les missionnaires l’aidèrent à remonter sur le trône, et, grâce à leurs conseils, vers la fin de 1815, la paix avait reparu à Taïti.

Le christianisme venait de triompher avec Pomaré II. Les fidèles du culte idolâtre firent de vains efforts pour atténuer les conséquences de leur défaite. La conversion des naturels eut l’entraînement d’une manifestation politique. Il n’y eut que les factieux et les esprits frondeurs qui persistèrent à méconnaître le Dieu qui avait donné la victoire au souverain légitime. Les nouvelles idées religieuses répondaient à un besoin réel. Les autels des idoles étaient renversés ; le peuple n’avait plus ni espoir ni terreurs ; tout frein avait disparu, toute poésie allait s’évanouir : le christianisme fut la planche de salut dans ce grand naufrage. Longtemps avant que la loi eût fait