Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/364

Cette page a été validée par deux contributeurs.

serve encore un moment le plaisir de voir les deux partis flottans entre la crainte et l’espérance de sa décision, qui doit être d’un si grand poids dans la querelle des deux hémisphères.

« Vous prescrire pédantesquement votre conduite à deux mille lieues de moi, mon cher ami, serait imiter la sottise du ministre anglais qui a voulu faire la guerre et dessiner la campagne de son cabinet ! Je mets à profit sa leçon. Servez-moi de votre mieux, c’est le seul moyen de vous rendre utile à moi, à vous, et de devenir intéressant à L’Amérique elle-même.

« Faites comme moi ; méprisez les petites considérations, les petites mesures et les petits ressentimens. Je vous ai affilié à ma cause magnifique ; vous êtes l’agent d’un homme juste et généreux. Souvenez-vous que les succès sont à la fortune, que l’argent qui m’est dû est au hasard d’un grand concours d’événemens, mais que ma réputation est à moi, comme vous êtes aujourd’hui l’artisan de la vôtre. Qu’elle soit toujours bonne, mon ami, et tout ne sera pas perdu quand tout le reste le serait. Je vous salue comme je vous estime et vous aime. »


Le passage qui suit est un postscriptum où l’on voit Beaumarchais appliquant à la politique les ressources de la comédie, et combinant ingénieusement les moyens d’éluder les ordres ministériels, comme il aurait arrangé une pièce de théâtre :


« Voici ce que je pense relativement à mon grand vaisseau : je ne puis manquer à la parole que j’ai donnée à M. de Maurepas, que mon vaisseau ne servirait qu’à porter à Saint-Domingue sept ou huit cents hommes de milice, et que je m’en reviendrais sans toucher au continent. Cependant la cargaison de ce vaisseau est très intéressante pour le congrès et pour moi : elle consiste en habits de soldats tout faits, en draps, couvertures, etc. Il porte une artillerie de 66 canons de bronze, dont 4 pièces de 33 livres, 24 pièces de 24 livres, 20 pièces de 16 livres, de 12 livres et de 8 livres de balles, plus 33 pièces d’artillerie de 4 livres de balles, ce qui fait en tout 100 canons de bronze et beaucoup d’autres marchandises.

« À force d’y rêver, j’ai pensé que vous pourriez vous arranger secrètement avec le comité secret du congrès, pour qu’on envoie un ou deux corsaires américains sur-le-champ à la hauteur de Saint-Domingue. L’un d’eux enverra sa chaloupe au Cap français, ou bien il fera le signal convenu depuis longtemps pour tous les navires américains qui viennent au Cap, de mettre une flamme blanche, d’arborer pavillon hollandais au grand mât et de tirer trois coups de canon ; alors M. Carabasse[1] ira à bord avec M. de Montant, capitaine de mon vaisseau le Fier Roderigue. Ils s’arrangeront pour qu’à la sortie de mon vaisseau le corsaire américain s’en empare sous quelque prétexte que ce soit, et qu’il l’emmène. Mon capitaine protestera de violence et fera un procès-verbal avec menace de ses plaintes au congrès. Le vaisseau sera conduit où vous êtes. Le congrès désavouera hautement le brutal corsaire, rendra la liberté au vaisseau, avec des excuses obligeantes pour le pavillon français : pendant ce temps, vous ferez mettre à terre la cargaison,

  1. L’agent de Beaumarchais au Cap.