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pour me rafraîchir l’âme ; il s’agit d’un nègre qui avait sauvé M… enfant lors du massacre de Saint-Domingue, et qui a vieilli dans sa maison, traité par lui comme un porc et assis à sa table, chacun se faisant un honneur de toucher la main du bon noir ; je ne sais si l’on pourrait citer quelque chose de semblable aux États-Unis. Il y a soixante ans que cette terre est cultivée ; épuisée par la culture, elle a besoin d’être fumée à grands frais. M… est attaché à sa propriété et y reste ; mais son fils, qui a été élevé aux États-Unis et dont les manières américaines font avec les manières françaises du père le plus frappant contraste, voudrait, comme un véritable Yankee, abandonner cette exploitation usée pour aller cultiver une terre nouvelle.

Nous avons visité ensuite un établissement considérable, qui passe pour un des mieux tenus qui soient dans l’île. C’est là que pour la première fois j’ai vu les noirs, hommes et femmes, travailler à abattre la canne. Ce spectacle était triste. L’empressement forcé des travailleurs se hâtant de frapper ces grandes cannes qui tombaient autour d’eux, la présence des surveillans armés de fouets, la pensée surtout que ces êtres humains agissaient par une volonté étrangère, comme une meule tourne parce qu’on la fait tourner, me serraient le cœur. Quelques momens après, l’administrateur me fit sourire en me disant : « On prétend que les esclaves sont malheureux ; vous pouvez en juger. Je suis sûr que vous n’avez pas entendu un coup de fouet retentir. » - Il y avait un quart d’heure que nous étions dans la plantation !

Je crois en effet que les cruautés sont rares, bien qu’on nous avoue que les suicides sont fréquens. J’entends dire : « Ils se pendent assez souvent ; on ne sait vraiment pas pourquoi ; » mais ce travail dont je viens d’être témoin est rude. Puis il faut placer la canne sous les rouleaux, remuer et transvaser la liqueur sucrée, etc. C’est encore une besogne très pénible, et, pendant le temps de la roulaison, les nègres qui y sont employés travaillent seize et même quelquefois dix-huit heures par jour. Ce labeur, tout violent et excessif qu’on peut le trouver, n’est pas ce qui a soulevé en moi le plus d’indignation contre l’esclavage tel qu’il existe dans l’île de Cuba. J’ai demandé quelle espèce d’instruction morale et religieuse recevaient les nègres de la plantation, et j’ai appris que cette instruction était nulle : « On les baptise, m’a-t-on répondu ; on les marie, s’ils le désirent. À leur mort, on va quelquefois chercher M. le curé, pour les confesser ; mais il demeure assez loin, et nous n’aimons pas à le déranger. Le soir, on fait la prière, sauf à l’époque de la roulaison, parce qu’alors on n’a pas le temps. » Mais ni catéchisme, ni prédication pour les noirs ; nul moyen que la notion du bien et du mal parvienne à leur intelligence : ils sont exclus de toute idée morale. On dit que les colons espagnols sont en général moins durs pour leurs