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Avant de quitter Matanzas, nous sommes allés à quelque distance voir des sucreries. J’étais bien aise de comparer l’organisation de ces établissemens, et surtout la condition des esclaves, avec ce que j’avais vu à la Louisiane. Nous avons pris un chemin de fer dont les départs ne sont point d’une extrême exactitude. Les précautions n’abondent pas à Cuba plus qu’aux États-Unis. L’indolence créole produit le même effet que l’activité fiévreuse de la race anglo-saxonne. Là on n’a pas le temps de penser au danger, ici on ne se donne pas la peine de le prévenir. Il est curieux de regarder à travers les deux portières d’un wagon pendre au vent les grandes feuilles du bananier. Ce que nous voyons, ce sont de véritables champs de bananes, comme nos terres labourées sont des champs de blés ; le bananier est même, de tous les végétaux alimentaires, celui qui, sur une même étendue de terrain, peut nourrir le plus grand nombre d’hommes. Par moment, on traverse un magnifique fouillis de végétation primitive qui est presque impénétrable aux yeux, comme il doit l’être au pied du voyageur. Ailleurs, les cocotiers et les choux-palmistes fuient derrière nous avec les rails du chemin de fer, sur lequel ils inclinent leur tronc léger et leur élégante couronne. Une jeune fille, qui a de très beaux yeux, est assise en face de moi, dans une attitude de nonchalance, mangeant des oranges ; puis elle se met à peigner ses cheveux noirs, et finit par prendre une épingle et s’en servir en guise de curedent.

Nous avons vu d’abord une petite sucrerie dont le propriétaire est le type du colon français de Saint-Domingue, gai, cordial, actif, hospitalier. Son établissement offre un exemple de la plus petite sucrerie qui puisse marcher avec avantage. M… a 200 nègres, dont 40 sont ce qu’on appelle bons nègres, et fait 500 caisses de sucre. Il y a dans l’île une sucrerie de 800 nègres, qui produit 10,000 caisses ; c’est trop vaste : la surveillance des esclaves et le soin de leur santé sont trop difficiles. Une mortalité parmi les noirs, un incendie dans un champ de cannes, peuvent causer un dommage immense ; mais en général il y a profit à avoir une plantation un peu considérable, car les frais sont en partie les mêmes dans une petite plantation et dans une grande. Il faut également payer un majoral et un maître de sucre. Celui-ci reçoit jusqu’à 5,000 francs, tout juste comme un professeur du Collège de France. Le prix de la terre est la moindre dépense. En somme, une sucrerie qui produit de 3 à 5,000 caisses est la plus profitable.

Je recueille ces renseignemens avec un mélange de curiosité et de déplaisir : je ne puis m’accoutumer à ces évaluations de capitaux et de bénéfices dans lesquelles le travail de l’homme est compris et compté comme une force brute dont on dispose sans la participation de celui qui la fournit. Un fait qu’on me raconte vient fort à propos