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était le continent asiatique, car Colomb a découvert l’Amérique et ne l’a point connue. Après quatre voyages dans le Nouveau-Monde, il est mort convaincu qu’il avait quatre fois passé d’Europe en Asie et ne soupçonnant pas l’existence d’un continent nouveau. On a dit de très belles choses sur le génie de Colomb, qui lui avait fait deviner l’existence d’un monde ; mais rien n’est plus contraire à la vérité. Colomb voulait aller aux Indes par l’ouest, comme les Portugais y étaient allés par l’est ; il pensait trouver la ville aux toits d’or de Cipango, dont avaient parlé les voyageurs du moyen âge, et qu’on supposait exister à l’extrémité de l’Asie. Arrivé à l’embouchure de l’Orénoque, il se demandait s’il n’était pas à l’embouchure d’un des quatre fleuves du paradis terrestre. Le nom d’Indes Occidentales donné aux possessions espagnoles du Nouveau-Monde, et que conservent encore aujourd’hui les Antilles anglaises, est un monument qui atteste l’erreur de ce grand homme. Ce n’est pas la première fois qu’on a dû une découverte aux illusions du génie. Peut-être même Colomb n’eût-il pas tenté d’aller à travers une mer inconnue chercher la pointe orientale de l’Asie, si une autre erreur, celle des géographes alexandrins et des premiers géographes modernes[1], ne lui avait fait croire que le but de ses efforts était moins éloigné de l’Espagne qu’il ne l’était réellement[2]. Ce n’est donc point par une vue géographique supérieure aux idées de son temps, vue que Colomb n’a point eue et ne pouvait guère avoir, qu’il mérite une gloire immortelle ; c’est par la persévérance, le courage qu’il déploya dans son entreprise, c’est par l’humanité dont il fit preuve envers les Indiens, par son désintéressement, sa grandeur d’âme et ses malheurs. Colomb fut surtout un grand caractère, et le Tasse l’a bien chanté quand il l’a appelé ce cœur magnanime. Du reste, il a attaché justement son nom à la découverte que lui doit le genre humain, et dont il ne lui a pas été donné à lui-même de connaître ici-bas la véritable nature. La gloire est la récompense de ceux qui osent et réussissent dans une entreprise hardie et utile, même quand ils se trompent. Colomb est assez grand pour n’avoir pas besoin qu’on fasse à sa renommée l’aumône insultante d’un mérite qui n’a pas été le sien. Les déclamations vulgaires et erronées sur sa divination d’un continent auquel il n’a jamais cru, même après l’avoir rencontré, doivent être oubliées ; mais n’est-ce pas un fait bien plus frappant, bien plus propre à suggérer

  1. Ptolémée prolongeait beaucoup trop à l’est l’extrémité de l’Asie. Sur le globe de Behaim, terminé l’année même du départ de Colomb, Cipango, que celui-ci allait chercher et qu’il croyait seulement à sept cent cinquante lieues des Canaries, était placé au 280" degré de longitude orientale, tout juste où devait se trouver l’Amérique.
  2. Un reste de cette erreur s’est propagé jusqu’au XVIIe siècle. Sanson s’obstinait toujours à reculer les cites orientales de la Chine au 180e degré, bien qu’elles soient au 165e. (Waickenaër, Biographie universelle, t. II, p. 2, art. Delisle.)