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élégantes ; sans lui prêter la beauté païenne, sans essayer de le transformer et de lui donner les traits d’Endymion, d’Adonis ou d’Apollon, il me semble qu’il eut été facile de le montrer sous un aspect moins rabougri, L’expression paraîtra peut-être grossière, et cependant je crois qu’elle peut seule rendre ma pensée. Le Christ de Rembrandt semble en effet appartenir à cette race chétive, appauvrie, étiolée depuis plusieurs générations faute d’air et de lumière, qui se rencontre trop souvent dans les faubourgs des grandes villes industrielles, et qui ne peut offrir ni un soldat à l’armée ni un laboureur à l’agriculture. Or rien n’autorise à représenter le Christ sous cet aspect. Je pense donc que Rembrandt a eu tort de lui refuser tous les signes de la force et de l’élégance ; mais, ces réserves faites, je m’empresse d’ajouter que le Christ détaché de la Croix est à mes yeux une œuvre aussi importante au moins que le Christ crucifié du même auteur.

Si j’avais même une préférence à exprimer, ce serait en faveur du Christ détaché de la Croix, car dans cette dernière composition l’intérêt, concentré sur un plus petit nombre de figures, a quelque chose de plus saisissant. Il est impossible de contempler sans un profond attendrissement cet épisode suprême de la rédemption humaine. L’absence de noblesse et d’élégance qui frappe tous les yeux n’attiédit pourtant pas l’émotion du spectateur. Il y a dans cette manière de comprendre et d’interpréter la tradition chrétienne une puissance qui se rit de toutes les poétiques et défie toutes les objections. Oui, sans doute, ce proconsul romain n’est qu’un bourgmestre d’Amsterdam ; oui, sans doute, ces valets déguenillés qui déclouent la victime ressemblent à des mendians : oui, le Christ, le Christ même, par sa nature chétive, semblerait devoir imprimer au tableau un cachet prosaïque, et pourtant il n’en est rien. Malgré tous ces défauts, que je ne songe pas à contester, le Christ détaché de la Croix est encore aujourd’hui et demeurera sans doute éternellement une des œuvres les plus poétiques de la peinture. Comment expliquer ce prodige ? D’une manière bien simple, par la profondeur et la sincérité de l’expression. Le Christ détaché de la Croix, dont les incorrections sont faciles à noter, sans être cependant aussi nombreuses qu’on le dit généralement, ne peut manquer de garder longtemps la popularité dont il jouit parmi les artistes et les amateurs, parce que sa popularité repose sur un solide fondement. S’il ne possède pas l’élégance et la noblesse dont toutes les écoles se vantent d’avoir et de transmettre la recette, il possède une qualité plus précieuse, que nulle école n’a jamais enseignée. Il exprime admirablement sous une forme évidente et victorieuse la tradition évangélique. Aussi, tant que la foi chrétienne sera debout, le Christ détaché