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n’est pas un peintre savant dans le sens historique du mot, c’est à coup sûr un peintre philosophe. S’il ignore ou s’il n’exprime pas le côté local et passager de la vie humaine, il connaît à fond, il exprime admirablement le côté intime, le côté éternel de son art, je veux dire la passion. Quoiqu’il manque de noblesse, il sait pourtant varier la physionomie de ses personnages selon leurs diverses conditions. Cette variété de physionomies suffit pour assurer l’intérêt de ses compositions. Refuser de se placer à son point de vue, ce n’est pas vouloir le juger, mais se résoudre d’avance à le condamner. Prendre l’art grec et l’art italien comme point de départ et tenter d’estimer Rembrandt d’après les modèles qu’Athènes et Rome ont légués à notre admiration est tout bonnement la plus folle de toutes les pensées. En procédant ainsi, nous n’arriverions pas à la justice, mais à la négation absolue. Or nier un maître aussi puissant ne va pas à moins qu’à nier l’évidence, en dehors de la beauté telle que la Grèce et l’Italie l’ont comprise, il y a bien des manières d’émouvoir et de charmer par l’expression des sentimens humains : la manière choisie par Rembrandt, dépourvue d’élégance et de noblesse, rachète par l’énergie les défauts que je viens de signaler. Aussi je ne crains pas de le proposer pour modèle dans tout ce qui touche à la vérité de la pantomime. Outre les parties purement matérielles de son art, dans lesquelles il a excellé, où personne même ne s’est élevé aussi haut que lui, je veux dire la distribution de l’ombre et de la lumière, il offre encore un côté purement moral qui ne sera jamais étudié sans fruit. Les nuances les plus délicates du sentiment sont saisies et rendues par lui avec une finesse qui atteste les plus profondes méditations. Ce peintre, que le vulgaire s’est habitué à regarder comme un génie capricieux, amoureux de l’ébauche, inhabile à rendre sa pensée d’une façon complète, est un des philosophes les plus profonds qui aient jamais manié le pinceau. Pour ceux qui savent lire dans ses œuvres, il est évident qu’il n’a rien ébauché, qu’il a tout achevé, qu’il a dit tout ce qu’il voulait dire, et que sa conception n’est jamais demeurée au-dessous du sujet.

L’enseignement de Rembrandt, tel que nous le révèlent ses biographes, offre un caractère particulier et qui mérite d’être noté. Cet homme, qui connaissait si parfaitement tous les procédés de son art, ne permettait pas à ses élèves d’étudier en commun. Il avait établi dans son atelier ce que nous appelons aujourd’hui le régime cellulaire. Chacun de ses élèves, placé dans une chambre à part, étudiait le modèle vivant sans savoir ce que faisaient ses camarades. Je ne veux pas exagérer la portée de cette mesure ; cependant il est impossible de n’y pas voir un respect profond pour l’indépendance, une déférence réfléchie pour l’originalité native. Rembrandt, qui ne procédait