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mon domestique venait de déposer devant moi. J’eus alors comme un vague pressentiment de quelque superstition polynésienne. Je m’excusai de mon mieux, et je fis comprendre au roi que si nous avions assommé une des divinités de l’île, c’était par ignorance et sans mauvaise intention. Le roi, à ce discours, haussa les épaules comme un esprit fort qu’on offense. « Il ne faut pas manger de ce poisson, dit-il, parce qu’il donne la lèpre. » La reine fut plus franche ; elle avoua qu’il n’en fallait pas manger parce qu’il était tabou. D’où venait cette interdiction, qui prend toujours, on le sait, dans les îles de l’Océanie, un caractère religieux, et dont la violation est infailliblement punie de mort ? J’eus quelque peine à obtenir l’explication que je demandais. Je crus enfin comprendre qu’après un ouragan qui avait dévasté l’île, brisé les arbres à pain et ruiné les plantations de taro, les habitans n’avaient vécu, pendant près d’une année, que des murènes qu’ils allaient poursuivre au moment de la basse mer dans les anfractuosités des bancs de madrépores. C’était pour se ménager cette précieuse ressource que depuis cette époque on avait mis les anguilles de mer sous la protection de la superstition publique.

Le soleil allait disparaître quand le roi George se décida enfin à quitter la corvette. Depuis plus d’une heure, il avait trouvé une distraction qui semblait être tout à fait de son goût. Une aiguille et une paumelle de voilier à la main, il s’occupait gravement à coudre une voile que nos ouvriers réparaient dans la batterie. Je lui promis d’aller lui rendre sa visite, et le soir même, à l’heure où le peuple d’Oualan, assis sur ses talons, dévore gloutonnement la popoïe[1], je débarquai à l’entrée du village. Le premier insulaire que je rencontrai s’empressa de me conduire chez le roi. Une porte très basse me contraignit à me courber jusqu’à terre pour pénétrer dans une vaste cour qu’entourait une palissade de roseaux. J’avais déjà remarqué qu’aucun des habitans de l’île, fût-il au rang des chefs, n’osait, se tenir debout devant le souverain d’Oualan. Les Kanaks que ce roi aux allures débonnaires appelait familièrement près de lui ne l’approchaient jamais qu’en rampant. Une aussi rigoureuse étiquette m’avait paru dépasser un peu les bornes de l’humilité orientale, mais comme la plupart des coutumes qui, au premier abord, étonnent ou scandalisent le voyageur, la posture des sujets du roi George avait son origine dans les nécessités d’une civilisation encore incomplète. Cette origine mystérieuse, le guichet de la case royale me la révélait. Les despotes polynésiens n’avaient dû pratiquer dans l’enceinte de leur

  1. La popoïe, servie d’ordinaire sur une feuille de bananier, n’est que le fruit de l’arbre à paie pétri avec de la noix de coco. On forme de ce mélange une énorme boulette au milieu de laquelle chaque convive trempe alternativement ses doigts.