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mais le prudent monarque hésitait à livrer sa royale personne aux périls qu’une méfiance peu flatteuse pour nous lui faisait appréhender. Il n’osa cependant s’exposer à blesser notre susceptibilité par un refus, et fit ses préparatifs de départ avec la gravité d’un Curtius prêt à se jeter dans le gouffre. Avant de le laisser sortir de son palais, la reine des îles d’Oualan voulut du moins ne négliger aucune des précautions que lui suggérait sa tendresse. Une matrone habile à conjurer les mauvais sorts fut appelée prés du roi, promena lentement sa main décharnée sur son cou et sur ses épaules, en murmurant des mots mystérieux, et sa majesté, à demi tranquillisée par la vertu de cette incantation magique, se dirigea d’un pas plus ferme vers le canot qui l’attendait.

Le roi George nous trouva tous réunis sur le pont de la corvette pour le recevoir. On se figurerait difficilement l’émotion et l’étonnement de ce chef de sauvages à la vue de l’appareil militaire dont nous lui avions ménagé la surprise. Il porta un de ses doigts à sa bouche, comme un homme impuissant à traduire son extase, puis un long et sourd murmure, lentement modulé, exprima seul pendant quelques minutes la variété de ses sensations. Un pareil navire était si différent de tous les bâtimens qu’il avait vus jusqu’alors ! Quand il descendit dans la batterie, son admiration sembla redoubler. Cette longue rangée de canons, ces énormes projectiles rassemblés autour des pièces, ces sabres, ces fusils, ces haches d’abordage rangés le long des cloisons ou suspendus aux massifs barreaux de chêne, lui donnaient une idée formidable de notre puissance. La parole cependant lui était revenue. Grâce à ses relations fréquentes avec les baleiniers, le roi George pouvait s’exprimer en anglais aussi couramment qu’un marchand de China-Street. Il posa donc sa main d’un air pénétré sur mon épaule, et les premiers mots qui sortirent de sa bouche furent, je crois, une flatterie plutôt qu’une naïveté. Les sauvages ne sont pas, sur ce point, aussi sauvages qu’on le pense, et le roi George jugeait probablement qu’en fait d’éloges il ne faut jamais craindre de tomber dans l’exagération. « Commodore, me dit-il, you are like god ! » Puis il ajouta aussitôt, en baissant sa main jusqu’à terre et poussant un long éclat de rire : « Voici les baleiniers, — et vous voilà, vous autres, » fit-il en se redressant de toute sa hauteur. Si le pont de la batterie n’eût arrêté son bras, le roi George nous eût donné cent coudées.

Ce monarque polynésien avait fait quelques frais de toilette pour venir à bord de la Bayonnaise. Au maro qui ceignait ses reins il avait ajouté une chemise de coton à raies bleues, qui couvrait ses larges épaules sans rien cacher de ses formes herculéennes. Sa haute stature, ses muscles fortement accusés, indiquaient une vigueur que