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earnest[1], et l’idée d’être accusé d’une légèreté le révolte à l’égal d’un crime. Voilà, je crois, une des raisons pour lesquelles Byron, plus célèbre de son vivant et infiniment moins réprouvé que Shelley, n’a jamais fait école dans son pays, tandis que du chantre de Prométhée date, — ainsi que nous l’avons déjà dit, — tout le mouvement poétique de l’Angleterre.

La preuve de toute force est la fécondité. Or, de tant d’écrivains qui se succèdent depuis Charles II jusqu’à George IV, pas un ne fait souche ; tous tirent leur héritage d’une commune source : la France ; aucun n’est le successeur inévitable de son devancier, et ainsi de Byron. Sans doute en Angleterre des disciples de Byron se rencontrent, mais dans le monde des salons plutôt que dans la littérature. Quant à l’école littéraire de Byron, c’est en France surtout qu’il faudrait la chercher. En Angleterre, quel écrivain pourrait-on citer, — poète ou prosateur, — dont le talent ne fût pas arrivé au même degré de développement, si l’auteur de Lara n’eût jamais existé ? Ceci, on le comprend, n’ôte rien au génie ni à la gloire de Byron ; nous n’avons voulu que prouver combien il est anti-anglais.

Les choses se passent autrement pour Shelley. Contemporain de l’auteur de Childe-Harold, de race noble comme lui, le génie saxon le saisit et le marque au front dès le berceau. Avant de pouvoir lire les Allemands, on dirait qu’il les sait par cœur, et, chose curieuse, il descend à degré égal de deux maîtres dont le génie semble s’exclure : de Goethe et de Jean-Paul. Comme artiste et adorateur de la forme, — du beau, — c’est l’élève passionné du vieil olympien de Weimar ; mais son culte de la nature, son amour de tout être créé, sa charité, sa tendresse, son exaltation, l’exubérance de toutes ses qualités, le rattachent indissolublement à Jean-Paul. S’il a pour pères les Germains, il a du reste pour ancêtres les Grecs, et Winckelmann lui-même n’est pas plus amoureux de l’antiquité que ne l’est Shelley. Son hellénisme vient du cœur ; Shelley étudie, traduit et commente Platon, comme un homme qui n’a jamais appris à le faire de par l’université. On voit que, pour le proscrit des bords de la Spezzia, la Grèce est l’objet d’une passion profonde, et qu’à tout moment il reporte vers elle cette adoration de l’éternelle beauté qui, selon l’expression d’un illustre philosophe, n’est que « la splendeur du vrai. »

Mais ce mot de proscrit n’étonne-t-il pas quelque peu, quand on réfléchit à l’action exercée par Shelley sur les lettres contemporaines ?

  1. Earnest ne veut point dire sérieux. Ce terme implique un mélange d’activité et de gravité. Il indique aussi une persistance infatigable à atteindre un but quelconque.