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mœurs moins rigides et moins pures ? A cela on peut hardiment répondre : Non. Pour admettre l’extension du principe sur lequel elle a établi sa croyance, la nation anglaise n’est nullement menacée d’athéisme, — bien au contraire ; — et depuis qu’elle examine et cherche davantage, on a pu voir de quel côté allaient ses tendances. De même en fait de morale, depuis que certains écrivains philosophes ont osé montrer le cœur humain a nu et rejeter loin d’eux le fatras sentimental à la mode, on ne voit pas que l’Angleterre ait à déplorer une femme compromise ou un homme ruiné de plus : l’Angleterre est plus vraie, voilà tout, et elle est partant plus libre ; elle semble rentrer davantage en possession d’elle-même, et l’on peut dire qu’elle est plus anglaise que jamais.

Ce qui frappe surtout quiconque veut étudier les successives transformations de la littérature anglaise, c’est le peu de rapport existant entre cette littérature et la nation en masse depuis la fin du XVIIe siècle jusqu’aux premières années du nôtre. Durant cette longue période, les écrivains sont les écrivains de la cour, du beau monde, comme ils le disent eux-mêmes ; et pendant que le théâtre monte toujours vers ce point culminant où la réaction le saisit, grâce aux efforts des Garrick, des Kemble et de tant d’autres pour restaurer le culte de l’esprit national avec Shakspeare, les auteurs dramatiques peignent une société corrompue, frivole, mais, il faut l’avouer, une société étrangère, une société toute d’imitation. Le marchand de la Cité, le gentleman farmer, le squire, toutes ces classes solides chez lesquelles se retrouvait le vrai caractère national, ne se manifestaient guère, et il est à remarquer qu’on les peignait toujours sous un aspect ridicule, ni plus ni moins que s’il se fût encore agi du temps où l’on ne parlait que français, sous peine de passer pour un rustre. Oh ! braves et dignes Anglais de la glorieuse queen Bess, « moelle de la nation, » comme vous appelait cette rude Saxonne, qu’était devenue votre puissance ? — Deux gloires néanmoins restent à l’Angleterre de cette époque, et deux gloires qui en valent bien d’autres : Fielding et Richardson.

Sous le règne d’Anne Stuart et sous les deux premiers George, la tradition française se perpétue ; aussi est-on prodigieusement spirituel, mais aussi peu anglais qu’auparavant. Pope, Addison, Congrève, lady Montague, Horace Walpole, tout est français, et les plus zélés partisans de la ligne hanovrienne défendent les fils des Guelfes dans un idiome emprunté à Versailles. L’éloquence parlementaire même, cette suprême gloire britannique, se complaît encore, — et cela chez les plus fongueux orateurs, — dans certaines allures classiques ; le « prosateur par excellence, » Junius, ce modèle du style, ne saurait être bien compris par qui ne serait pas fort au courant