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la clairière opposée à celle que j’occupais, et se dirigeait en droite ligne sur mon camarade. Cependant le coup de fusil attendu n’arrivait pas. Enfin, au moment où le sanglier effleurait le buisson derrière lequel mon compagnon était placé, un éclair illumina le hallier, et le sanglier roula sur l’herbe. Il se relevait, quand un second coup de fusil le fit trébucher, cette fois pour ne plus se relever.

Bene ! dit la voix de Bourrasque.

Nous avions attaché notre mulet à quelques centaines de pas ; Bourrasque fut le chercher, et nous rentrâmes, au clair de lune, rapportant notre prise, qui était de belle taille. Bourrasque était calme, comme il convient à un sauvage. — Voilà, dit-il d’un ton bref, comme il faut tuer le sanglier ; de cette façon, on n’est pas obligé de le partager.

Le plateau incliné qui conduit de Puzzichello à Aleria est un des plus giboyeux de la Corse, mais aussi le plus fréquenté des chasseurs étrangers. Le méchant petit village d’Aleria occupe l’emplacement de la ville romaine bâtie par Sylla ; à peine en trouve-t-on çà et là quelques débris. Un petit fort et quelques masures occupent le sommet d’un mamelon isolé de toutes parts, qui se détache sur le fond bleu de la mer. Ce groupe jauni par le soleil, placé au-dessus de pentes abruptes où croissent de maigres oliviers, ressemble à s’y méprendre à un paysage des côtes de la Syrie ou de la Palestine. L’Etang de Diane, qui a été autrefois, dit-on, le port de la ville, est creusé au pied de ce mamelon.

Dans ce même village d’Aleria débarqua, au milieu du XVIIIe siècle, cet illustre aventurier qui fut roi de la Corse pendant quatre mois. On a fait un personnage ridicule de ce roi Théodore, et cependant, — voyez l’injustice de l’opinion ! — toutes ses actions sont d’un grand cœur, presque d’un héros. Mais quoi ! Voltaire l’a fait asseoir avec Candide à ce fameux dîner des rois détrônés, et de toutes ces majestés déchues, c’est le plus pauvre sire. Ses camarades d’infortune lui font l’aumône de quelques sequins pour s’acheter des habits et des chemises. Quel homme pourtant, ce Théodore de Newhoff, venu on ne sait d’où, élu roi par le libre suffrage de cette Corse indomptable, cet héroïque soldat qui se bat comme un lion, qui tient en échec la république de Gênes, cet esprit puissant qui organise en quelques jours un pays déchiré par tant de guerres ; ce religieux observateur de sa parole, qui descend noblement du trône pour aller chercher des secours à sa patrie adoptive ; ce diplomate hardi qu’aucun obstacle n’arrête, qu’aucune difficulté ne rebute, qui tire une armée du néant, et qui aurait sauvé encore une fois l’indépendance de la Corse sans l’intervention des armées françaises ! Héros chevaleresque et malheureux qui mériterait une place dans l’histoire, et