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n’ont pas reconnu dans ce chœur applaudi avec tant de frénésie la couleur locale qui devait sans doute, dans la pensée de M. Halévy, assurer le succès de ce morceau auprès des vrais connaisseurs. Pour être juste, je suis forcé d’avouer que le chœur de l’air gallois, si tant est qu’il y ait un air, peut rappeler tour à tour les jappemens des carlins ou les aboiemens des boule-dogues, mais n’a rien à faire avec les cris de la meute. C’est mon avis, c’est celui des chasseurs ; mais la foule ne s’est guère inquiétée de notre avis, et a battu des mains. Que reste-t-il donc à louer dans cette partition, écrite avec un incontestable talent ? Mon Dieu ! j’ai regret à le dire, une science infinie, une connaissance complète de toutes les ressources dont peut disposer l’orchestre, et qui pourtant ne réussit pas à masquer l’absence de pensée. M. Halévy, qui connaît à merveille tout ce que l’étude peut enseigner, n’est pas doué d’une imagination très inventive. Ses œuvres les plus applaudies sont peuplées de souvenirs. Les Mousquetaires de la Reine sont quelque peu païens de Lucie. Encouragé outre mesure, par les applaudissemens qui lui ont été prodigués, il a cru que la facture suffisait. La facture est une grande chose assurément ; mais, si habile qu’on soit dans l’art de la parole, il faut avoir quelque chose à dire. Le grammairien le plus savant ne fera jamais un orateur éloquent. C’est la triste condition où se trouvait placé l’auteur du Nabab. Les situations imaginées par MM. Scribe et Saint-Georges ne lui suggéraient aucune mélodie ; il a pensé que le maniement de l’orchestre, qu’il connaît depuis longtemps, suffirait à déguiser l’indigence de son imagination. Il s’est trompé, et la froideur des loges a dû ne lui laisser aucun doute à cet égard. Les érudits de la musique reprochent à Bellini de n’avoir pas connu à fond le contre-point ; c’est un reproche trop facile à justifier ; mais Bellini possédait un don précieux que le contre-point ne suppléera jamais, l’invention mélodique. La Norma, la Béatrice, la Sonnambula, sont là pour établir son rang dans l’histoire de son art. M. Halévy sait du contre-point autant qu’homme de France ; mais il lui arrive rarement d’inventer quelque chose de vraiment nouveau, et le Nabab est une preuve ajoutée à tant d’autres pour démontrer la vérité de ce que j’avance. Les faiseurs dans toutes les branches de l’art sont une plaie que la critique doit signaler au bon sens public. Entre une imagination ardente qui ne sait pas se révéler clairement et une science consommée associée à une imagination tantôt tiède, tantôt stérile, le choix ne me semble pas difficile. Grétry, que M. Adolphe Adam a cru devoir enrichir d’une orchestration imprévue, ne parlait jamais sans avoir quelque chose à dire. M. Halévy parle si bien, qu’il ne prend pas toujours la peine de penser. C’est un abus de la science que le goût ne saurait amnistier. Les chanteurs ont été justement applaudis. M. Couderc, dans le rôle du nabab, s’est montré bon comédien. MM. Mocker et Bussine ont fait de généreux efforts pour animer les rôles ingrats de Clifford et de Toby. Mlle Favel a bien conquis et bien rendu l’impertinence de lady Evandale. Quant à Mlle Miolan, elle a réuni tous les suffrages par la grâce et la hardiesse de ses vocalises. La mise en scène fait honneur au goût de M. Perrin.


GUSTAVE PLANCHE.


V. DE MARS.