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rement la valeur de ces poèmes. Parfois le paysage rappelle la couleur de l’antiquité, l’esprit s’attend à retrouver dans ce paysage un héros de la même date que le cadre où il figure : illusion passagère ; espérance bientôt déçue ! Sous les chênes fatidiques de Dodone, dans les montagnes de la Thrace, nous trouvons des personnages animés des sentimens qui dirigent notre vie de chaque jour. S’il me fallait caractériser en quelques mots la pensée qui a dicté ces Poèmes antiques, je n’hésiterais pas à dire qu’ils expriment tout simplement un dégoût profond pour la place faite au poète dans la civilisation moderne. Et qu’on ne m’accuse pas d’injustice envers un esprit laborieux que je suis bien loin de vouloir décourager. Je sens aussi bien que personne tout ce qu’il y a d’élevé dans les Poèmes antiques de M. Leconte de Lisle, et je me plais à le reconnaître, mais je ne puis renoncer à signaler la pensée qui domine toutes les pages de son livre : or cette pensée, interprétée avec soin, signifie bien plutôt le dégoût de la vie moderne que l’intelligence de la vie antique. C’est avec tristesse que je constate cette vérité trop évidente : je ne puis trouver un autre sens à la pièce intitulée Dies iroe. Si les poètes ne sont pas aujourd’hui bannis par la volonté du législateur, comme dans la république de Platon, il est trop certain que la poésie, aujourd’hui comme au temps de Périclès, n’est pas une profession. Les charpentiers et les tisserands sont assurés de vivre, pourvu qu’ils soient vigoureux et que la santé ne leur manque pas. Les poètes vivent au hasard, car l’imagination défie tous les calculs ; c’est un malheur sans doute, un malheur dont tous les esprits généreux doivent s’affliger, et je crains bien que ce ne soit un malheur sans remède. Toute l’histoire littéraire est là pour montrer que l’imagination qui enchante la foule, qui l’enlève au sentiment de ses misères, ne peut jamais compter sur un salaire assuré. Soyez poète, peintre ou statuaire : si le succès vient couronner vos efforts, si la popularité accepte ou exagère la valeur de vos œuvres, vous serez riche, applaudi, honoré, envié ; mais si vous n’avez pour vous que votre seul mérite, vos études, votre savoir, votre persévérance, si les preneurs vous manquent, votre vie sera toujours plus incertaine et plus menacée que celle du tisserand et du laboureur, car le besoin que vous contentez n’est qu’un besoin que les hommes de loisir appellent un besoin de luxe, bien qu’il soit aussi incontestable que les besoins de la vie matérielle. L’Évangile a dit : « L’homme ne vit pas seulement de pain, » et l’Evangile a eu raison, car l’intelligence n’est pas moins avide que le corps. Si le cœur a besoin de croire, l’imagination a besoin d’être charmée ; mais la foule n’a pas le temps de songer aux plaisirs de l’imagination, ou, lorsqu’elle s’y livre, c’est d’une manière