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mes yeux des êtres supérieurs, privilégiés, mais ils ne cessent pourtant pas d’être hommes. Corneille, un des aïeux de M. Ponsard, a consumé sa vie dans l’étude, et son génie ne s’en est pas mal trouvé. Dante, Goethe et Milton savaient toute la science de leur temps, et je ne vois pas que cette science laborieusement amassée ait attiédi l’ardeur de leur imagination. Aujourd’hui, les choses sont bien changées. La plupart des hommes qui inventent se croient dispensés d’étudier. La poésie est une création, donc elle est divine, donc elle n’a rien à démêler avec les procédés vulgaires de l’intelligence. Etudier, fi donc ! cela est bon tout au plus pour les petits esprits. Les esprits de haut lignage, les inventeurs, les poètes, ne sont pas soumis à cette cruelle nécessité. Que poésie et création soient synonymes, je le veux bien ; mais je renvoie les poètes aux premiers versets de la Genèse. Moïse ne dit pas que Dieu ait tiré le monde du néant ; la volonté divine a mis l’ordre dans le chaos, c’est une part assez belle, ce me semble, et dont les poètes devraient se contenter. Qu’ils traitent comme une fange immonde, comme une argile impure, toutes les connaissances amassées lentement dans la mémoire des hommes, ce dédain puéril n’excitera pas ma colère ; mais qu’ils descendent au moins jusqu’à feuilleter l’histoire, s’ils veulent en parler. M. Ponsard, qui a prouvé son amour pour l’antiquité, n’a pas établi aussi victorieusement ses droits au titre d’érudit. Les applaudissemens très légitimes prodigués à Lucrèce ne détruisent pas la différence qui sépare la Rome des Tarquins de la Rome républicaine et de la Rome impériale. Or, dans cette tragédie, émouvante assurément, moins émouvante pourtant que le récit de l’historien romain, plus d’une fois les mœurs de ces trois époques si diverses sont mêlées et confondues. C’en est assez pour montrer que le savoir de M. Ponsard n’est pas à l’abri de toute objection. Assurément la pleine connaissance des détails recueillis par l’érudition sur la Grèce et l’Italie antiques n’est pas indispensable aux poètes, mais il faut au moins confesser qu’elle leur rendrait plus d’un service. M. Ponsard n’est pas de cet avis : il trouve très mal avisés tous ceux qui se permettent de relever ses bévues. Les faits les plus constans, les mieux avérés, lorsqu’il les a oubliés ou qu’il les ignore, sont à ses yeux comme non avenus, et si la critique, dans les termes les plus modestes, sans afficher l’érudition, prend la peine de les rappeler, il s’étonne et s’indigne. Il ferait beaucoup mieux de suivre l’exemple de son aïeul Corneille, et de corriger sans dépit les erreurs qu’on veut bien lui signaler.

Les Poèmes antiques de M. Leconte de Lisle méritent une attention sérieuse. Il y a dans ce livre un ensemble de pensées constamment élevées. Je regrette que l’auteur, au lieu de présenter son œuvre seule et nue, ait cru devoir lui donner pour cuirasse une préface très