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raison à M. Ponsard, parce qu’il a parlé le dernier. Je suis donc forcé de rompre le silence et de rétablir en quelques mots les vrais termes de la question. Que M. Ponsard ait traduit pour sa tragédie d’Ulysse plusieurs chœurs d’Euripide, c’est ce qui importe peu ; il s’agit de savoir si un poète grec s’est jamais permis de comparer aux bacchantes les filles folles de leur corps ; tant que M. Ponsard n’aura pas établi l’affirmative, les traits les plus acérés de sa puissante ironie viendront s’émousser contre l’évidence. Il est très vrai, et je n’ai jamais songé à le contester, que deux siècles avant l’ère chrétienne le sénat romain fut obligé de rendre un décret contre la licence des bacchanales, où les hommes s’étaient introduits ; mais quoi ! dans la tragédie d’Ulysse il s’agit des bacchantes de la Grèce héroïque. Or, d’après les marbres de Paros, le siège de Troie remonte à douze siècles avant l’ère chrétienne ; Homère écrivait trois siècles après le siège de Troie : un enfant tirerait la conclusion. M. Ponsard, qui croit posséder une pleine connaissance de l’antiquité, parce qu’il a mis au théâtre avec succès quelques pages de Tite-Live, a commis tout simplement une erreur de mille années. Vouloir assimiler les bacchantes de la Grèce héroïque aux bacchanales romaines - deux siècles avant l’ère chrétienne - est une prétention plus qu’étrange : autant vaudrait, à mon avis, chercher dans l’Evangile l’apologie de L’inquisition. Les bûchers allumés en Europe au nom de la foi catholique ne rendent pas l’Evangile responsable d’un tel crime ; les dogmes prêches par les apôtres n’ont rien avoir dans la Saint-Barthélémy. Les bacchantes de la Grèce héroïque n’ont rien à démêler non plus avec la licence des bacchanales romaines. J’espère que M. Ponsard se contentera de ma réponse, et n’obligera pas une plume de si mince valeur à soutenir plus longtemps une si terrible discussion. Si mon adversaire ne joignait pas la clémence au génie, je me verrais forcé d’abandonner la partie, car je ne suis pas en mesure de lui rendre flèche pour flèche, et j’aurais beau relire Virgile : inhabile à le parodier, je serais accablé.

Après avoir défendu assez maladroitement sa tragédie, M. Ponsard entreprend de démontrer que la France a perdu l’intelligence et le sentiment de L’antiquité. André Chénier lui-même ne trouve pas grâce devant ce juge impitoyable. André Chénier, qui depuis trente ans passait pour avoir retrouvé la grâce et la simplicité du génie attique, n’est, aux yeux de M. Ponsard, qu’un poète tout au plus virgilien. Quant au génie grec, il n’en faut pas parler après avoir lu l’Aveugle et la Jeune Captive. Tout au plus virgilien ! l’expression est dure, et pourtant M. Ponsard semble vouloir user d’indulgence envers ce pauvre Chénier. Voyez pourtant où peut nous conduire l’ignorance. Toute la France lettrée croyait en paix, depuis trente ans, que Chénier avait