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prendre à l’instant. « .Je viens, dit-il, de l’arracher à un sauvage qui avait la vie dure ; il a fallu deux coups de fusil pour tuer ce gredin-là »

Quelques heures après cet épisode, le gouverneur était au camp, et nous déjeunions sous la tente. Après le repas, j’allai parcourir du regard les lieux que j’avais entrevus à travers les bruits et la fumée du combat. Un soleil de midi éclairait de son implacable lumière toutes les anfractuosités des montagnes, toutes les profondeurs des vallées, tous les replis du sol, que le mystère et le danger animaient le matin. Le paysage muet semblait avoir subi une funeste métamorphose. Je me rappelai ces salles de fête que leurs hôtes viennent de quitter : l’orchestre a disparu, les danseuses se sont envolées, la solitude a envahi l’espace où couraient les sons des instrumens, le babil des lèvres souriantes, les rêveries légères et les tendres pensées ; les lustres seuls sont restés et versent une lumière devenue lugubre sur les banquettes inoccupées que recouvraient les robes de gaze. Toutefois ce site, dépouillé du charme que son premier aspect m’avait offert, me plaisait encore : j’y retrouvais plus d’un souvenir qui, malgré son aride éclat, ne l’avait pas abandonné. Je sentais d’ailleurs que Tisi-Sekkat est un de ces lieux à la physionomie changeante comme celle des êtres humains, qu’il ne faut point juger en une heure.

À cette mobilité de tous les sites africains, où les jeux du soleil multiplient les phases les plus diverses, cette région de montagnes joint une mobilité particulière. Pendant les huit jours que j’y ai passés, j’y ai vu se succéder constamment une clarté offensante qui effarouchait les fantômes du cœur, et une lumière voilée qui ramenait la bande des rêves. Quelquefois les nuages s’amoncelaient sur ce plateau et semblaient en déborder comme d’une coupe. Jamais contrée n’a été hantée par de plus romantiques orages ; le tonnerre, répété par d’innombrables échos, portait aux oreilles un bruit prolongé et mystérieux comme celui de quelque chute surhumaine d’un dieu précipité du ciel et roulant d’abîme en abîme jusqu’au fond de la terre. Les éclairs, en déchirant les nuées, découvraient d’incroyables spectacles. Ce chaos de montagnes, un moment caché à notre vue, se remontrait au milieu de la pompe des tempêtes, dans une éclatante horreur, et la nuit, quand par un ciel transparent la lune se levait sur cet amas de cimes désordonnées qui semblaient s’élancer vers elle, de quelle vie étrange et inconnue on sentait toute cette nature remplie ! C’est sous de pareils cieux qu’on ne peut pas s’écrier : « Le monde est vide ! » J’ai vu une fois à minuit entre des rochers, près d’une fontaine, mon cheval, qui avait senti la présence d’un lion, s’arrêter et me dire par tout le tremblement de son corps : « Il est là » Ainsi fait notre âme à certaines heures, devant certains