Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/1183

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que moi quelle union la vie pratique et une autre vie peuvent contracter dans une existence militaire ; mais je reviens à mon récit.

Voici donc la colonne qui se dispose à regagner le camp. Cette fois tous nos cacollets ne sont plus vides. Quelques mulets portent des fardeaux sanglans. Un de nos blessés a voulu rester à cheval : c’est Wagner, un maréchal des logis de spahis, dont l’épaule vient d’être brisée par une balle. Il a le regard rempli de douceur et de calme. Dieu nous permet quelquefois d’acheter avec un peu de sang des instans d’une paix inconnue à ceux dont les veines ne se sont jamais ouvertes. Depuis que la croix s’est levée sur le monde, tout être qui souffre, s’il supporte avec résignation sa douleur, sent qu’il marche dans une voie bénie. Il éprouve dans toute son âme un apaisement subit, un bien-être secret et profond. Je crois qu’il reçoit la visite de celui qui n’a oublié aucune des angoisses de la chair.

Notre retour nous fait traverser des sentiers que nous n’avions point parcourus ou que je n’avais pas remarqués. Un chemin où nos chevaux bondissent serpente entre des haies fleuries et de rians arbustes, comme une allée de parc anglais. C’est un de ces chemins que les Kabyles pratiquent dans leurs villages. Sur le seuil des gourbis à demi cachés par la verdure, quelques femmes nous regardent passer. La musique des goums fait retentir dans l’air du soir ses notes les plus vibrantes. Bientôt nos fanfares éclatent aussi ; nous rentrons au camp. Les soldats qui n’ont point pris part à la sortie sont rangés sur les pas du gouverneur ; ils saluent leurs camarades d’un cordial sourire ; demain ils auront leur tour. On descend de cheval, on dîne, puis chacun va chercher sous sa tente un repos qui ne lui manquera pas. Si j’avais la folie de croire au bonheur, comme dit René, je le chercherais dans une vie où se succéderaient des journées semblables à celle-là


IV

Le 20 mai, nous restons chez les Djermouna ; ainsi s’appelaient les gens que nous avions châtiés la veille. Le général Bosquet dirige une sortie sur les villages que les approches de la nuit n’ont pas permis aux goums de visiter. Le 21, nous poursuivons notre route. Nous n’avions pas foulé encore un sol aussi accidenté. C’était une succession perpétuelle de ravins et de montagnes. À chaque instant, des arbres déracinés, des eaux torrentueuses, des blocs de granit, arrêtaient la marche de la colonne. Il fallait avoir recours au génie ; sur-le-champ les sapeurs se mettaient à l’œuvre, et les obstacles disparaissaient sous leurs vigoureux efforts. On jetait aux torrens des pelletées de terre et des branches d’arbres ; on brisait les angles des rochers.