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dans toute sa puissance est celle où le soleil est dans tout son éclat. Demain, au grand jour, nos soldats fouleront vos bruyères et pendront à vos flancs leurs tentes : vous ne serez plus le royaume de l’inconnu, vous serez une partie du domaine de la France.

Le 19 mai, nous entrions dans ce pays que nos regards cherchaient à pénétrer la veille. J’étais à l’arrière-garde ; j’avais sous les yeux le spectacle de cette énergie quotidienne que déploie notre infanterie. Dès huit heures du matin, le ciel devint un brasier ; quelques brises soufflaient sur les cimes, mais un air lourd et enflammé remplissait les ravins. Nos soldats poursuivaient gaiement leur âpre chemin ; ils semblaient porter sans y songer le sac, le fusil, le bâton de tente, le bidon, la gamelle, tout le fardeau que les expéditions leur imposent. À chaque halte, on entendait de joyeux propos. Certainement je sais qu’on est disposé à une particulière indulgence pour la plaisanterie qui sort de la martiale et honnête bouche du troupier ; toutefois je me rappelle bien des mots que n’auraient pas dédaignés les gens qu’on est convenu d’appeler les gens d’esprit. Voltigeurs, sapeurs, grenadiers, dans ces attitudes que nos peintres militaires ont rendues célèbres, lâchaient des lazzis consolateurs entre deux bouffées de pipe. Il y avait un contraste singulier entre la gaieté de nos hommes et la solennité des pays qu’ils parcouraient. Ainsi je me souviens d’une profonde vallée où un ruisseau courait sur des pierres sombres, entre deux montagnes austères qui semblaient tout indignées de ce qu’on violait leurs secrets. Quelques-uns de ces chiens qui suivent les régimens, partageant le pain, la fatigue et le danger du soldat, se mirent à hurler en s’engageant dans ces lieux lugubres. – « Eh bien ! cadet, dit un sapeur à son caniche, il paraît que le pays ne te convient pas ! » Pour moi, j’avoue que le pays me convenait. Ces sites à la Salvator Rosa, où toutes les montagnes semblaient faites pour cacher des nids de brigands, où tous les arbres affectaient, les uns une majesté de druide, les autres une superbe de gladiateur, cette campagne à la fois passionnée et grave me remplissait le cœur de joie. L’étape me parut courte. Quand l’arrière-garde arriva, le camp était déjà établi. Il s’élevait au milieu de champs assez vastes, dont la surface verte et unie interrompait les accidens de ce sol tourmenté. Il pouvait être deux heures quand je gagnai ma tente. On m’apprit qu’à trois heures le gouverneur montait à cheval pour faire une pointe en territoire ennemi.

À trois heures, tambours et clairons sonnent l’assemblée. Toutes les troupes destinées à sortir se réunissent. L’infanterie est fraîche et alerte. Les hommes ont laissé leurs sacs ; ils n’ont que leurs cartouches et leurs fusils. Les cavaliers se mettent en selle. L’aumônier arrive sur sa mule. Le train amène ces fauteuils de cuir et de bois, si