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sans me parler ; puis tout à coup je l’ai entendu sangloter. — Mon pauvre ami, lui ai-je dit, vous me faites pitié. — Vous êtes une femme bien singulière ! s’est-il écrié, il faut que vous m’ayez ensorcelé, pour que je souffre patiemment tout ce que vous me dites. Quel art avez-vous donc de dire les vérités les plus dures et les plus offensantes sans qu’on pense vous en savoir mauvais gré ? — Mon ami, ai-je répondu, c’est que vos torts ne sont qu’une erreur de votre esprit, et que votre cœur n’y a pas de part. — Où diable avez-vous pris cela ? reprit-il avec la plus grande violence ; sachez, madame, une fois pour toutes, que je suis vicieux, que je suis né tel, et que… et que vous ne sauriez croire, mordieu ! la peine que j’ai de faire le bien, et combien peu le mal me coûte. Vous riez ? Pour vous prouver à quel point ce que je vous dis est vrai, apprenez que je ne saurais m’empêcher de haïr les gens qui me font du bien. — Mon ami, lui dis-je, je n’en crois pas un mot, car c’est comme si vous me disiez que vous ne pouvez pas vous empêcher d’aimer ceux qui vous font du mal… Nous nous sommes quittés fort bons amis ; il n’a pas pris le portefeuille ; mais par ce qu’il m’a dit, je crains bien qu’il ne me pardonne pas le moment de franchise que je lui ai arraché[1]. »

Mme d’Épinay avait raison. Ce que les gens qui se font un rôle pardonnent le moins, c’est d’être pénétrés, et en même temps leur grimace est si visible au bout de quelque temps, que tout le monde la connaît. C’est la ce qui arrivait à Rousseau et c’est là aussi ce qui le forçait, outre sa manie inquiète, de changer de temps en temps d’amis et de société, c’est-à-dire de théâtre. Dans la société de Mme d’Épinay, de Grimm, de Diderot, tout le monde savait que Rousseau jouait la comédie, un peu par caractère, un peu par manie, à la fois charlatan et dupe, comme on finit toujours par l’être. « Vous avez parlé comme un ange à Rousseau le jour de son départ pour Paris, répond Grimm à Mme d’Épinay ; sa conversation est à imprimer. Si vous lui eussiez toujours parlé sur ce ton-là, vous lui auriez épargné bien des chagrins ; mais je crains que sa folie ne soit trop avancée pour qu’on puisse espérer de le revoir jamais heureux et tranquille. La demande du portefeuille m’a fait sauter jusqu’aux nues. Il faut être bien sot pour être faux et vouloir faire des dupes[2]. » Diderot, de son côté, voyait mieux aussi chaque jour le fond du caractère de Rousseau, et cela à propos même de cette lecture que Rousseau lui faisait de son roman. Rousseau, en effet, sur le sermon que lui avait fait Mme d’Épinay, n’avait renoncé qu’au portefeuille

  1. Mémoires, t. III, p. 60, etc.
  2. Ibid., p. 69.