Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/1106

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étrangère à sa conduite que je ne connais pas, et qui lui donne à mes yeux cet air faux[1]. »

Je sais qu’observer, c’est déjà ne plus aimer ; je sais de plus qu’un homme observé paraît aisément embarrassé et faux. Cependant il m’est impossible de ne pas remarquer avec quelle sagacité Mme d’Épinay a mis ici le doigt sur la plaie de Rousseau, la fausseté ; et de tous les défauts qui nuisent au commerce de l’amitié, c’est là assurément le plus grand. Nos amis peuvent avoir beaucoup de travers ; mais ce que je leur demande avant tout, c’est d’être vrais ; ce que je veux, c’est qu’en les aimant, j’aime un homme et non un mannequin, c’est que leur parole soit un sentiment et non une phrase, c’est que leur poignée de main soit une bonne étreinte et non un beau geste. Or en Rousseau le geste dominait ; le personnage avait détruit l’individu. Cette façon d’être toujours en scène devient insupportable aussitôt qu’elle est aperçue, et Mme d’Épinay l’apercevait chaque jour davantage dans Rousseau. Ainsi un matin Rousseau vient voir Mme d’Épinay ; il lui annonce qu’il veut aller à Paris : « À Paris ? Oui, à Paris. — Et pourquoi ? — Pour voir Diderot, se jeter à son cou, lui demander pardon de je ne sais quelle lettre trop vive qu’il lui a écrite… Quoiqu’il n’ait pas tort, dit-il, il veut lui aller jurer une amitié éternelle. — Si cette démarche était sincère, elle serait fort belle ; mais il ne faut pas avoir de distractions, lorsque l’on veut en imposer. Rousseau n’est plus à mes yeux qu’un nain moral, monté sur des échasses… J’avais entamé un fort beau discours, très touchant, à ce qu’il me semblait, lorsque tout à coup il m’interrompit pour me demander si je n’avais pas un portefeuille à lui prêter pour emporter sous son bras. Cette demande me parut étrange. — Eh pourquoi donc faire ? lui dis-je. — C’est pour mon roman, me répondit-il un peu embarrassé. Je compris alors le motif de son grand empressement à voir Diderot. — Tenez, lui dis-je sèchement, voilà un portefeuille ; mais il est de trop dans votre voyage, il vous en fait perdre tout le fruit. Il rougit et entra dans une fureur inconcevable : je lui dis les choses les plus fortes sur les sophismes absurdes qu’il me débitait pour justifier une démarche que j’aurais pu trouver toute simple, s’il n’avait pas voulu la colorer d’un motif qui n’était pas le véritable. Je lui dis, entre autres choses, qu’à force de vouloir soutenir le rôle d’homme singulier, qui ne lui était jamais dicté par son cœur, mais seulement par je ne sais quel système de vanité et d’amour-propre, il deviendrait faux par habitude… Ce matin il est entré chez moi à six heures, comme je venais de me lever. Il a longtemps fixé les yeux sur moi,

  1. Mémoires, t. III, p. 35.