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Ces deux lettres sont différentes. Celle des Confessions est d’une amie affligée ; celle des Mémoires est d’une bienfaitrice offensée. Quelle est la vraie ? Je crois plutôt à la lettre des Confessions, à celle où Mme d’Épinay se récrie si vivement contre l’accusation de Rousseau, et où elle le croit encore plus fou que méchant, plus digne de pitié que de haine, quoiqu’elle lui dise en même temps de quelle amertume il a rempli son âme : j’y retrouve plus l’émotion et l’idée du moment. Dans la lettre des Mémoires, au contraire, Rousseau est traité plus en méchant qu’en fou, et c’est là l’idée que les amis qu’il avait quittés et insultés avaient fini par prendre de lui ; mais cette idée-là n’était pas encore celle qui prévalait en 1757. Déjà on le croyait malade ; on ne le croyait pas encore méchant. Au reste, sans chercher davantage quelle est la vraie de ces deux lettres, ne témoignent-elles pas toutes deux de la sincérité de Mme d’Épinay ? Y a-t-il là rien qui sente la femme jalouse, méchante et perfide que Rousseau s’imaginait en Mme d’Épinay ?

Quel effet firent sur Rousseau les lettres de Mme d’Épinay ? Loin d’en être touché, il prit cette bonté pour de la finesse et de l’habileté ; que sais-je même ? pour l’aveu d’une conscience embarrassée. Rompit-il dès ce moment avec Mme d’Épinay et quitta-t-il l’Ermitage ? Non, et c’est ici que nous allons voir plus clairement que partout ailleurs ce qu’il y avait dans l’âme de Rousseau de faible et de tortueux ; comme l’orgueil s’ajoutait à toutes ces faiblesses pour les couvrir et non pour les corriger, comme sa vanité ne voulait jamais rougir, alors ses faiblesses tournaient en effronteries, ses timidités en mensonges impudens, sans perdre pourtant leur air gauche et embarrassé. Rompre avec Mme d’Épinay sur un soupçon, quoique le soupçon fût injuste, c’était une conduite folle, mais honnête et franche. Ne point soupçonner au hasard et à tort, c’eût été une conduite sage. Rousseau ne tint aucune de ces conduites honnêtes et raisonnables. Il soupçonna, il accusa, et puis il se mit à craindre que Mme d’Épinay, indignement accusée, ne lui fit une réponse qui