Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/958

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans ces légendes de la Grèce et du christianisme ; j’ai déjà sur ce point contenté mon désir. Aujourd’hui je rencontre le véritable exilé, Spartacus, l’esclave, celui qui est à la fois enchaîné au rocher et errant à travers la terre ; en lui, je retrouve la chute du Titan, la proscription éternelle du maudit, avec un surcroît d’ironie qui manque aux deux premiers pour mettre le comble à leur enfer. D’ailleurs ce n’est pas ici une légende, une vision ; il s’agit d’un être que j’ai moi-même vu de mes yeux et pour lequel je porte témoignage.

En entrant dans l’antiquité, rien ne m’a plus frappé d’abord que ce terrible silence de l’esclave. Il me paraissait que la faute était à moi, si je ne discernais pas sous les fêtes perpétuelles des anciens au moins un soupir étouffé de ce monde souterrain ; mais non : cet enfer est resté muet ; c’est bien à nous de le faire parler. Il y a dans la lyre de l’antiquité des cordes basses, qu’elle n’a jamais voulu toucher. Aujourd’hui le vent qui passe fait vibrer d’elles-mêmes ces cordes oubliées. Écoutez sur votre seuil, et vous les entendrez.

On a décrit souvent les maux extérieurs de l’esclavage. La plaie que la servitude fait à l’âme de l’esclave, le spectacle de cette décomposition interne, cette ruine qui se détruit elle-même, ces chaînes de fer qui finissent par pénétrer jusqu’au cœur et le dénaturer, voilà ce qui n’a jamais été peint, que je le sache du moins.

Voulez-vous avoir le spectacle de la chute dans l’homme, regardez cet esprit qui au plus fort de sa révolte ne songe pas même à s’affranchir ; dans chacune des émancipations extérieures, il trouve un nouveau moyen de se circonscrire et de se lier. Ingénieux à déduire la servitude du milieu même de la liberté, le voilà qui rentre dans la nuit par le chemin qui mène les autres à la lumière. De décombres en décombres, il renverse l’esclavage sans s’apercevoir qu’il le porte en soi et le refait à chaque souffle : un esprit qui, aveuglé par sa ruine, se réveille en sursaut, puis s’enchaîne de sa victoire, se mutile, se poignarde dans le vertige, au moment où il s’imagine triompher, — c’est là, si je ne me trompe, en soi, la tragédie humaine par excellence.

On peut refaire cette tragédie de cent manières, comme tous les grands sujets que n’épuiseront jamais aucune société, aucune littérature ; mais si ce drame était exposé un jour aux yeux des hommes dans un langage digne du sujet, si ce monde d’ilotes était montré à nu au peuple dans son ivresse morale, qui est en même temps sa grandeur ; si cette première idée produisait une action capable de toucher une multitude ; si à cela se joignait une pompe extérieure, qui en fit un spectacle réel, je doute qu’il ne sortît pour le spectateur quelque impression salutaire de cette vue de l’homme, ainsi promené par des retours subits du ver de terre au demi-dieu. Jean-Jacques