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est aussi celui qu’elle nous a fait le moins connaître ; il portait le monde social sur ses épaules, et le monde l’a méprisé au point de n’avoir rien voulu savoir de lui. C’était la plaie éternelle de la société antique, et comme les hommes ont une répugnance invincible à s’avouer le mal par lequel ils doivent périr, les anciens n’ont jamais tourné sérieusement les yeux de ce côté. Il en est résulté que le point infirme de leur morale a été aussi le point infirme de leur intelligence et de leur art.

Comment ont-ils expliqué les révolutions serviles qui ont mis tant de fois en péril leur existence entière ? A peine s’ils les racontent en quelques lignes furtives. Quand ils sont obligés de donner à ces insurrections une place dans l’histoire, l’humiliation éclate chez eux avec une ingénuité cruelle. C’était trop déjà de constater les révoltes de cette seconde espèce d’hommes. Il ne pouvait entrer dans l’esprit des maîtres de rechercher une cause morale aux incursions d’un troupeau privé, selon eux, de conscience et de raison. Le cœur humain, tel qu’ils le faisaient, n’avait rien à voir ni à démêler, encore moins à acquérir dans l’étude de l’esclave. À force de le dédaigner, ils se sont condamnés à l’ignorer.

Qui me dira pourquoi, dans ces révoltes, tant de brillans débuts aboutissent ions au même dénoûment, la ruine irrémédiable ? Pourquoi ces innombrables armées serviles si vite dissipées en poussière ? Pourquoi ce sang d’esclave répandu par torrens ne féconde-t-il pas, n’échauffe-t-il pas la terre ? Il y a là un secret que je cherche : les anciens ne me le disent pas. L’historien, le poète antique, dès qu’il franchit le seuil du monde servile, prend un cœur d’airain. Il ne voit plus, il n’entend plus. Comment sentirait-il le drame des choses ? Il a commencé par se dépouiller de la pitié. Il ne garde de tous les sentimens que le mépris. Ce n’est pas du sang, mais de l’eau qui coule sous ses yeux. Si encore les anciens s’étaient contentés de ne rien dire de l’esclave ! Mais pour mieux l’achever, ils l’ont tué par le ridicule. Les Latins surtout se sont bornés à s’en faire dans la comédie un jouet monotone, un masque burlesque approprié à toutes les situations. Relégué hors de l’humanité, ils l’ont contraint de rire.

Ainsi après la déchéance, la dérision, et nulle part dans le monde fondé sur la servitude, ni le drame sérieux de l’esclave, ni son histoire. C’est là un des grands vides qu’il appartient aux modernes de combler, s’il est vrai que tout ouvrage inspiré de l’antiquité doit la compléter en quelque chose. Retrouver l’histoire intime de l’esclave, son dialogue avec la société civile, le restituer dans sa misère morale, rendre une voix à ce chaos muet, si cela était donné à quelqu’un, ce ne serait pas seulement imiter l’antiquité, mais la continuer.