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pas composés pour enflammer les passions du peuple ou satisfaire les ambitions d’un parti, mais pour appeler l’attention sur certains dangers, donner une information correcte et détaillée de certains faits. Ils s’adressent à un public qui a plus de sensibilité que de passion et qui se détermine plus par devoir et par nécessité que par caprice et par colère. Ajoutez à la modération et à la prudence de ces livres la patience proverbiale des Anglais, et vous comprendrez comment les sentimens qui chez nous deviennent un mal par suite de trop de présomption et de rapidité en sont rarement un chez eux. Grâce à cette patience, il n’y a pas de peuple qui ait plus compté sur l’avenir et qui se sacrifie davantage pour lui, qui fait préparé et le prépare d’une manière plus persévérante. « Les meilleurs temps à venir ! — better times to come ! » telle est la devise de tout Anglais qui porte un noble cœur, et ils attendent cet avenir, non comme un visionnaire attend un Eldorado chimérique, mais comme un laboureur attend que la moisson qu’il a semée ait germé et mûri ; ils ont préparé cet avenir, et ils sont certains qu’il viendra. Tels sont les résultats qu’on obtient lorsqu’on sait affronter courageusement les faits, qu’on n’a pas peur d’entendre la vérité, et qu’on réserve toute sa haine pour les spéculations oiseuses.

Ce livre de Mary Barton n’est pas seulement un exemple de cette modération, de ce courage devant les faits et de cette haine des idées abstraites : il est aussi un exemple de cette puissance de sentiment que nous avons signalée comme le principal caractère du temps actuel. Publié pour la première fois dans l’orageuse année 1848, au milieu de ces dangers dont on put croire un moment que l’Angleterre elle-même ne serait pas exempte, et dégagé de toute déclamation révolutionnaire, il eut son retentissement, non pas, comme chez nous on eût pu s’y attendre, parmi ceux qui avaient intérêt au bouleversement de l’ordre social, mais parmi ceux qui avaient intérêt à sa conservation. Ce n’est point par système que mistress Gaskell a écrit ce livre, c’est pour ainsi dire par nécessité ; elle l’a écrit, sous l’empire de circonstances douloureuses où les chagrins d’autrui trouvaient naturellement un écho dans le cœur de l’auteur.

Mistress Gaskell. femme d’un esprit remarquable, mariée à un ministre d’une des communions dissidentes les plus avancées, n’avait, malgré son talent, jamais rien écrit et n’avait été possédée de l’idée de rien écrire. La perte d’un enfant qu’elle chérissait la jeta dans une douleur profonde ; le spectre de l’être chéri et séparé d’elle à jamais ne cessait d’obséder sa pensée. Tous les secours de l’art médical avaient été vains, lorsque son médecin, qui connaissait toutes les ressources de son esprit, lui conseilla l’exercice des facultés intellectuelles comme dérivatif à ses souffrances morales. Le conseil fut accepté ;